On s’accorde sur le fait que l’objectif du président russe Vladimir Poutine dans son invasion de l’Ukraine est d’y installer un régime fantoche, malléable aux intérêts de Moscou. Si c’est le cas, cela s'inscrit dans la même approche adoptée par la Russie lors de ses incursions en Afrique ces dernières années.
S’appuyant sur le modèle utilisé en Syrie, la Russie soutient ses “ses proxys” (intermédiares) en Libye, en République centrafricaine, au Mali et au Soudan. Moscou lorgne par ailleurs une demi-douzaine des dirigeants africains qui sont, à des degrés divers, vulnérables.
Ce faisant, les intérêts et la souveraineté des citoyens africains ont laissé la place aux priorités russes.
Cette stratégie de cooptation des élites reflète les objectifs stratégiques de la Russie en Afrique. Cela consiste dans un premier temps à s'implantater dans le Sud de la la Méditerranée et de la mer Rouge, permettant potentiellement à la Russie de menacer le flanc sud de l'OTAN et de créer des goulots d'étranglement sur le commerce maritime international.
Ensuite, cette approche permettrait de démontrer le statut de la Russie en tant que grande puissance dont les intérêts doivent être pris en compte à travers le monde.
Troisièmement, elle a pour objectif de déplacer l’influence occidentale en Afrique, tout en sapant tout soutien en faveur de la démocratie.
La Russie a toujours utilisé des moyens en dehors de toute légalité pour atteindre ses objectifs sur le continent. Notamment, elle a déployé des mercenaires, conduit des campagnes de désinformation, s’est immiscée dans les élections et troqué des armes contre des ressources. Cette approche, à moindre frais, qui produit de très bons résultats a permis à Moscou d’étendre davantage son influence en Afrique sans doute plus rapidement que n'importe quel autre acteur externe depuis 2018, date à laquelle Moscou a intensifié ses engagements en Afrique.
Malheureusement pour les citoyens africains, ces tactiques sont toutes intrinsèquement déstabilisatrices. En outre, elles finissent par priver les Africains de leurs droits tout en affaiblissant leur souverainté.
L’influence grandissante de la Russie laisse présager une vision sombre de l'avenir de l'Afrique. En effet, la Russie tente d’exporter son modèle de gouvernance—autoritaire, kleptocratique et transactionnel— en Afrique.
Étant donné qu’au moins une poignée de dirigeants africains veulent suivre sa voie, cet engagement est particulièrement problématique. Qu’importe les aspirations démocratiques de la vaste majorité des citoyens africains.
Le vote des Nations unies sur l’invasion russe de l’Ukraine fournit un prisme pertinent pour comprendre les relations entre Moscou et certains pays d’Afrique. Il révèle un large spectre de normes de gouvernance et de visions en l’Afrique. C’est à travers ces objectifs et ces intérêts que l’on peut s’attendre à ce que des groupes d'intérêt de pays africains s’engagent à l’avenir avec la Russie, ce qui aura de lourdes conséquences sur la démoratie, la sécurité et la souveraineté du continent.
Marionnettes, parrains et opposition
Le vote sur la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU condamnant l’agression russe n’a été opposée que par une seule voix africaine, celle de l’Érythrée. L’Union africaine et la CEDEAO ont rejoint les condamnations fortes de l’attaque russe sur l’Ukraine. Le président en exercice de l’UA, le Président du Sénégal Macky Sall, ainsi que le Président de la Commission de l’UA Moussa Faki Mahamat, ont aussi critiqué la guerre non provoquée de la Russie.
En tout, 28 des 54 pays d’Afrique ont voté pour condamner l’invasion russe, 16 pays se sont abstenus et 9 n’ont pas voté. En fin de compte, le vote s’est avéré une condamnation remarquable de Moscou pour un continent où la vision du monde de nombreux dirigeants est façonnée par une posture de non-alignement, fruit d'un héritage encore vivace de la Guerre froide, de la politesse diplomatique africaine et d'un désir de rester neutres face aux rivalités des grandes puissances.
Le vote a aussi révélé au grand jour une segmentation grandissante des normes de gouvernance en Afrique et démontré que les relations de l’Afrique avec la Russie ne seront dorénavant ni uniformes, ni brusquement remises en cause**.
Les pays africains qui se sont abstenus ou qui n’ont pas voté l’ont fait pour de différentes raisons. La catégorie de pays se refusant à condamner la Russie est la plus évidente : celle des dirigeants qui ont été cooptés par Moscou dont Fustain-Archange Touadéra de la République centrafricaine, le lieutenant général Abdel Fattah al-Bourhane du Soudan, et le colonel malien Assimi Goïta.
Ces dirigeants ne bénéficient pas de légitimité dans leurs pays et dépendent du soutien politique de Moscou et de ses mercenaires pour s’accrocher au pouvoir.
La deuxième catégorie de pays qui se sont abstenus ou qui n’ont pas voté comprend les pays avec qui la Russie entretient des liens paternalistes avec leurs dirigeants. Il s'agit des dirigeants des pays tels que l’Algérie, l’Angola, le Burundi, la Guinée, la Guinée équatoriale, Madagascar, le Mozambique, le Soudan du Sud, l’Ouganda, ou encore le Zimbabwe qui bénéficient tous d’armements russes, de ses campagnes de désinformation ou de son soutien politique. Ces dirigeants n’ont par ailleurs aucun intérêt dans les processus démocratiques qui pourraient ébranler leur mainmise sur le pouvoir.
Certains pays, comme par exemple le Maroc, la Namibie, le Sénégal et l’Afrique du Sud—qui se sont abstenus ou qui n’ont pas voté sont probablement motivés par des raisons idéologiques ancrées dans leurs traditions de non-alignement. Mais s’ils gardent des relations avec Moscou, ils sont tout de même effarés par ses actions impérialistes et, en général, soutiennent le respect du droit international pour maintenir la paix et la sécurité.
Les pays ayant voté pour condamner l’invasion sont de grandes démocraties ou en voie de démocratisation comme le Botswana, le Cap-Vert, le Ghana, le Malawi, Maurice, le Niger, le Nigeria, le Kenya, les Seychelles, la Sierra Leone et la Zambie. Encore une fois, leurs motivations sont diverses, mais leur note moyenne par apport à l'indice de liberté dans le monde de Freedom House dépasse de 20 points celle des pays qui n’ont pas voté pour la condamnation.
L'éloquent discours de l’Ambassadeur du Kenya auprès des Nations Unies, Martin Kimani, où il a défendu le respect de la souverainté, l’intégrité territoriale et la résolution pacifique des différends, définit la vision de ce groupe et son soutien à un système international fondé sur des règles. Nombre de ces pays ont aussi pris l’initiative de condamner la vague de coups d’État et de troisièmes mandats sur le continent.
Actions prioritaires
Si le passé peut servir d'exemple, l’on peut s’attendre à ce que, en réaction à son isolement international après l’invasion de l’Ukraine, la Russie intensifie sa campagne d’influence en Afrique.
Afin d’atténuer la mauvaise influence russe, les acteurs africains et internationaux qui souhaitent promouvoir un système international démocratique fondé sur des règles doivent prendre des actions décisives.
D’abord, il faut investir dans les institutions et les partenaires en faveur de la démocratie. Un système de contrôles et de contrepoids démocratiques reste la meilleure protection contre les influences externes néfastes.
Deuxièmement, les coups et les troisièmes mandats doivent être fermement condamnés.
Troisièmement, renforcer les capacités et les champs d’action des journalistes africains est crucial. Sans un discours libre et éclairé il est difficile de conduire un dialogue national sur les priorités nationales et les préférences, et aussi de rendre redevables leurs actions.
Quatrièmement, il faut renforcer la Convention sur l’élimination du mercenariat en Afrique, entrée en vigueur en 1985. Cette dernière interdit aux États africains de permettre le déploiement de mercenaires sur leur territoire et devrait être utilisé pour interdire Wagner sur le continent.
Cinquièmement, pour renforcer la démocratie, il faut investir dans la professionnalisation des armées africaines. Un nombre grandissant d’armées africaines se sont politisées, contribuant à une augmentation de coups d’État et à insrumentaliser les armées pour réprimer les opposants politiques.
Renforcer l'action citoyenne des Africains est aussi très important. Il est possible de contrer la mauvaise influence russe en renforçant la société civile en Afrique pour s’assurer que les voix indépendantes ne soient pas réduites au silence. La société doit redoubler de vigilance pour exiger la transparence sur les contrats opaques qi sous-tendent ce paternalisme qui renforce ces régimes cooptés.
Un autre moyen de renforcer l’autonomie africaine est de soutenir les efforts d’organisations régionales comme l’Union africaine. En effet, l’UA et les communautés économiques régionales ont adopté des chartes qui promeuvent les normes et les processus démocratiques. Ces institutions peuvent soutenir les normes démocratiques quand elles sont bafouées et peuvent réduire les champs d’influences extérieures.
Au niveau international, les gouvernements démocratiques doivent entretenir des partenariats durables avec leurs homologues africains. La stabilité qui en découlera aura un effet bénéfique sur tous les partenaires, notamment en matière de sécurité, de gouvernance et d’investissements. De tels engagements durables sont aux antipodes des relations purement transactionnelles et ciblées des élites de la Russie en Afrique.
Les pays africains dont les dirigeants sont légitimement élus ne devraient cependant être obligés de choisir entre les partenaires internationaux. Les gouvernements africains veulent naturellement avoir de multiples partenariats, selon leur propre contexte et leurs intérêts. Cela est tout à faut normal, étant donné l’héritage du colonialisme et des luttes pour l’indépendance qui ont été à l'origine de la crétion de nombreux Etats africains. La priorité de tels partenariats devrait, plutôt, consister à mettre l'accent sur la façon de trouver et de mettre en pratique , avec le le plus large consensus possible, une vision partagée qui s'appuie sur un système internatioal basé sur des règles.
Il existe aujourd'hui en Libye, un microcosme qui est révélateur de ces visions en compétition. Le gouvernement soutenu par l'ONU a voté pour condamner l’invasion russe de l’Ukraine. Il tente aussi d’organiser des élections auxquelles 2,7 millions de Libyens se sont inscrits. Mais, la Russie sabote ces efforts afin de tenter d’installer son propre “proxy”, Khalifa Haftar en utilisant ses mercenaires, la désinformation et en faisant preuve d’opportunisme politique. Les conséquences pour toute l’Afrique sont évidentes.
En fin de compte la Russie n’offre aux dirigeants africains que des outils coercitifs. Si ces derniers sont affaiblis, l'influence déstabilisatrice de la Russie sur le continent le sera tout autant.
Joseph Siegle does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.
This article was originally published on The Conversation. Read the original article.