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Les chants du rocher : L’entrée de Terre-Neuve-et-Labrador dans la Confédération en 1949

Terre-Neuve-et-Labrador est devenue la dernière province canadienne, mais ce parcours n’a pas été sans débats ni résistances. Dans cet épisode de Voyages dans l’histoire canadienne, nous retraçons les événements qui ont conduit Terre-Neuve-et-Labrador à la Confédération, en mettant en lumière les deux référendums tendus qui ont profondément divisé la province. Nous avons le plaisir de discuter avec Mark Manning, le chanteur du groupe folk Rum Ragged, sélectionné aux prix Juno, qui nous raconte comment la culture vibrante de Terre-Neuve, ses récits et sa musique incarnent l’essence de l’identité de ses habitants, avant et après l’adhésion à la Confédération. Mark nous parle également du contexte dans lequel son groupe a enregistré la chanson commémorative « 1949 », écrite par Amelia Curran, un hommage à ce tournant historique. Enfin, l’historien Jeff Webb, de la Memorial University, nous guide à travers le parcours complexe de Terre-Neuve vers la Confédération. Il explore les facteurs politiques et économiques qui ont façonné cette décision capitale, tout en éclairant les controverses qui continuent d’alimenter les débats aujourd’hui.

Listen to the episode:


CLIP:

« Là où l’on entend le vrombissement des grands dirigeables sur les pistes de Gander Field, porte d’entrée du monde occidental.
Là où les produits de la mer sont emballés dans les usines animées de Saint John’s, et où sont élevés les chiens doux et courageux, portant le nom de l’île.
Tout cela fait partie de Terre-Neuve.»

Angela Misri – Aujourd’hui, nous nous rendons à Terre-Neuve-et-Labrador, une province où la culture est aussi profonde et résistante que ses côtes escarpées. Depuis des siècles, les Terre-Neuviens ont vécu près de la mer, forgeant une identité unique bien avant que leur province ne rejoigne le Canada, il y a plus de 75 ans. Ils ont su résister, indomptables, face aux épreuves du temps.

Bienvenue dans la troisième saison de Voyages dans l’histoire canadienne, un balado qui célèbre les moments-clés de l’histoire de notre pays. Ce balado est financé par le gouvernement du Canada et créé par The Walrus Lab. Je m’appelle Angela Misri.

Cet épisode souligne le 75e anniversaire de l’entrée de Terre-Neuve-et-Labrador dans la Confédération canadienne.

Notre plus jeune province a rejoint le pays 44 ans après l’entrée de l’Alberta et de la Saskatchewan dans la Confédération, en 1905. Comme nous l’avons mentionné dans nos précédents épisodes, la création du Canada tel que nous le connaissons aujourd’hui n’a pas été un processus instantané. Elle résulte d’une série de conférences, de rencontres et d’accords successifs.

En 1864, les conférences de Charlottetown et de Québec ont été organisées dans le but de convaincre les colonies britanniques d’Amérique du Nord de se joindre au Dominion du Canada. Au fil du temps, la plupart de ces colonies ont accepté de devenir des provinces du Canada, bien que certaines aient exprimé plus de réticence que d’autres. Pour plusieurs d’entre elles, l’adhésion à la Confédération a été un processus long et progressif.

Cependant, aucune province n’a attendu aussi longtemps que Terre-Neuve-et-Labrador. Pourtant, demandez à n’importe quel Terre-Neuvien, et il vous dira que leur histoire s’enracine bien avant leur entrée officielle dans la Confédération.

CLIP:








Angela Misri – Vous entendez Alan Mills, le défunt chanteur de folk canadien, interpréter «The Anti-Confederation Song». Cette chanson illustre l’une des traditions les plus profondes de Terre-Neuve : raconter et préserver ses histoires à travers la musique. Avec son titre évocateur, elle a été composée en 1869, quelques années après que les Terre-Neuviens aient été introduits au concept de la Confédération. On y retrouve l’influence celtique et irlandaise caractéristique de la musique traditionnelle des Maritimes, mais aussi l’écho d’une inquiétude partagée par de nombreux Terre-Neuviens : l’adhésion au Canada n’était pas perçue comme une bonne chose.

CLIP:
Voudriez-vous céder les droits que vos pères ont conquis
votre liberté, transmise de père en fils
pour quelques milliers de dollars d’or canadien?
Ne leur laissez pas dire que vos droits acquis ont été vendus.

Mark Manning – Ce qui nous rend uniques et si dynamiques à Terre-Neuve provient en partie de notre diversité culturelle qui a évolué au fil des années. L’influence anglaise, irlandaise, écossaise, française et portugaise sur la province des insulaires. En plus de l’histoire qui s’est écrite sur le territoire avant sa fondation en 1497.

Angela Misri – Rencontrez Mark Manning.

Mark Manning – Il y a des cartes qui existent, ayant appartenu à des pêcheurs qui pêchaient au large du littoral qui désignaient cet endroit comme leur maison ou qui en parlaient largement dans leurs récits et leurs chansons.

Angela Misri – Mark a toujours vécu à Terre-Neuve. Il se souvient d’avoir entendu parler ses aînés de la Confédération à Saint Bride’s, un petit village de pêcheurs où il a grandi, à 90 minutes de Saint John’s.

Mark Manning – La pêche était l’une des principales activités économiques et la principale source d’emploi pour ma communauté. La majorité des habitants devenaient pêcheurs ou travaillaient dans l’industrie de la pêche. Je suis né à Terre-Neuve-et-Labrador, à l’époque du moratoire. Bien qu’il y ait eu un exode massif de Terre-Neuviens et de Labradoriens, les communautés sont restées présentes et leur culture a perduré, malgré tout.
Angela Misri – Mark a grandi dans les années 1990, alors que Terre-Neuve-et-Labrador devait concilier avec les conséquences du moratoire sur la pêche à la morue imposé par le gouvernement du Canada en 1992. En passant, ce dernier a été levé uniquement en juillet 2024!

Le moratoire a mis un terme brutal à ce qui avait été, jusqu’alors, l’un des secteurs d’emploi les plus importants à Terre-Neuve. Plus de 30 000 Terre-Neuviens se sont retrouvés sans travail, faisant de cet événement l’un des plus grands licenciements de masse de l’histoire du Canada en une seule fois. Cette crise pourrait expliquer, en partie, l’aversion persistante de certains habitants envers la Confédération.

Mark Manning – Notre isolement sur l’île nous a permis de grandir à une époque où nous pouvions passer du temps avec les personnes âgées de nos communautés et apprendre d’elles. Elles ont pu nous transmettre des chansons, des histoires ou simplement des façons de voir la vie.

Angela Misri – Chanter des chansons et transmettre des histoires, c’est ce qu’a fait Mark. Mark est le chanteur du groupe folk Rum Ragged, nominé aux prix Juno. Prenez un moment pour écouter leur musique et vous découvrirez l’influence profonde de la tradition terre-neuvienne, qui imprègne non seulement le travail de Mark, mais aussi celui de son cofondateur, Aaron Collis.

Mark Manning – Aaron et moi nous sommes rencontrés à Saint John’s, et nous avons rapidement découvert que nous venions tous les deux de régions de Terre-Neuve-et-Labrador où la musique traditionnelle faisait partie intégrante de la culture locale. C’était quelque chose de particulièrement unique dans cette région. Nous avons eu l’envie de commencer à jouer et à enregistrer cette musique, et c’est ainsi que tout a réellement commencé. Nous nous retrouvions sur la rue George, à jouer dans les pubs, tout en prenant conscience que nous partagions cette passion commune.

Angela Misri – Alors que le groupe de musique évoluait, Mark et Aaron ont été joints par les membres du groupe, Colin Grant et Zach Nash, qui ont apporté des instruments tels que le violon, le banjo, l’accordéon à boutons et le bouzouki à notre équipe.

Mark Manning – L’éducation que nous avons reçue nous a permis de comprendre, presque sans y penser, l’importance de raconter des histoires. Savoir d’où l’on vient n’est pas une démarche spectaculaire pour tenter de préserver l’histoire, mais plutôt quelque chose que nous valorisons profondément. C’est un véritable plaisir de transmettre des messages du passé qui restent étonnamment pertinents aujourd’hui.

Angela Misri – Cette année, dans le cadre d’une initiative pour souligner le 75e anniversaire de l’entrée de Terre-Neuve dans la Confédération, Rum Ragged a publié une chanson écrite par la chanteuse et productrice de Saint John’s, Amelia Curran. Elle a méticuleusement choisi son titre, soit « 1949 », en faisant référence à l’année où Terre-Neuve-et-Labrador a officiellement rejoint la Confédération.

CLIP:
1949,
Les vents du changement renversent la vapeur.
Nous démissionnons d’une toute nouvelle nation.
Chantez la chanson « vallée de Kilbride. »
Tous les changements, tout le temps.
Nous nous souvenons de l’année 1949.

Mark Manning – Nous voulions que notre groupe fasse une reprise de cette chanson, car elle résonnait parfaitement avec notre approche de la musique. À travers les couplets, on retrouve des références aux chansons traditionnelles de Terre-Neuve-et-Labrador, incluant plusieurs pièces écrites par Ron Hines, telles qu’«Atlantic Blue» et «Empty Nets» de Jim Payne. Nos chansons servent à raconter notre histoire, et je crois qu’Amelia a accompli un travail exceptionnel à cet égard. Cela permet aux gens de découvrir une époque non pas à travers des livres ou des conférences, mais par le biais de la musique.

Angela Misri – Depuis la formation du groupe, Rum Ragged a utilisé la musique pour raconter l’histoire de Terre-Neuve et la partager avec le Canada et le reste du monde. Et avec « 1949 », leur objectif demeure le même. En raison de sa situation à l’extrême est du pays, le nombre de touristes visitant Terre-Neuve-et-Labrador n’est pas à la hauteur de ce qu’elle devrait être.

Mark Manning – Des milliers de personnes ont traversé notre pays d’une côte à l’autre. Cependant, beaucoup n’ont pas toujours le luxe ou l’occasion de prendre un transbordeur ou un avion pour découvrir Terre-Neuve-et-Labrador. Et vous savez, nous aimons explorer de nouveaux horizons et faire découvrir notre province. Les gens ici sont profondément fiers de leurs origines. Il y a aussi cette question d’identité : êtes-vous Canadien, ou Terre-Neuvien et Labradorien?

Angela Misri – Et si vous posez la question à Mark, il vous répondra que cette question fait l’objet de débats encore aujourd’hui entre les Terre-Neuviens et les Labradoriens.

Mark Manning – Personnellement, j’adore le Canada. J’aime visiter les montagnes de l’Alberta et me baigner dans les lacs en Ontario en été, et fouler le sol de la Côte de sable rouge à l’Île-du-Prince-Édouard, et la musique de Cap-Breton et juste ce qu’il faut pour traverser. J’aime tout de ce pays. Mais, ouais, les circonstances entourant ce vote serré sont définitivement discutables.

Clip: Tous les changements, tout le temps. Nous nous souvenons de l’année 1949.

Angela Misri – Alors, que s’est-il réellement passé lors du référendum de 1948? Pourquoi Terre-Neuve-et-Labrador a-t-elle mis autant de temps à rejoindre le Canada? Et pourquoi certains Terre-Neuviens auraient-ils préféré que cela ne se soit jamais produit?

Pour en savoir plus, je vais m’entretenir avec l’historien et auteur Dr Jeff Webb, responsable du département d’histoire à la Memorial University de Terre-Neuve. Il nous expliquera le parcours complexe qui a mené la province à la Confédération. Il partage également son point de vue sur la théorie controversée, mais encore largement répandue aujourd’hui, selon laquelle des motifs secrets auraient influencé l’entrée de Terre-Neuve-et-Labrador dans le Canada. Bonjour, Jeff.

L’histoire de Terre-Neuve-et-Labrador en ce qui concerne son adhésion à la Confédération est marquée par deux référendums, faisant de la province celle qui a mis le plus de temps à intégrer le Canada. Pouvez-vous nous expliquer ce qui s’est passé lors de ces votes et pourquoi y a-t-il eu autant de divisions parmi les habitants de Terre-Neuve ?

Dr. Jeff Webb – En fait, dans les années 1860, les Terre-Neuviens avaient obtenu leur autonomie gouvernementale quelques années auparavant. De nombreuses personnes croyaient qu’il était trop tôt pour renoncer à ce qu’il avait déjà pour intégrer le Canada, qu’il n’y avait pas de réels avantages pour eux. Du point de vue de nombreuses provinces canadiennes, un chemin de fer transcontinental avait le potentiel de les unir et de leur apporter des avantages économiques substantiels.

Mais pour les Terre-Neuviens, un train n’avait rien d’avantageux pour une île. Il ne représentait aucun avantage tangible. Les Terre-Neuviens ont encore voté contre l’adhésion à la Confédération lors d’une élection en 1869. L’idée de la Confédération a souvent émergé dans l’esprit des gens lors de crises économiques. Ainsi, si le prix du poisson était bas ou si le prix du fer était bas ou quelconque matière d’exportation provenant de l’île, les gens adhéraient de plus en plus à l’idée qu’il pourrait obtenir une plus grande stabilité économique en joignant le Canada. Mais, lorsque la situation économique s’améliorait, plusieurs changeaient d’idée et ne voyaient plus les avantages tangibles d’une telle union.

Donc, ce n’était qu’à partir de la Grande Dépression et de la Seconde Guerre mondiale que les circonstances sont devenues favorables à l’entrée de la province dans la Confédération.

Angela Misri – Et pourquoi cela? Pourquoi ces événements ont-ils changé la perception des gens à propos de la situation?

Dr. Jeff Webb – De manière assez prévisible, la Grande Dépression a durement frappé presque l’ensemble de la planète. Terre-Neuve, alors une colonie autonome dépendante de l’exportation de ses ressources naturelles, a été particulièrement affectée par l’effondrement du commerce mondial.

En 1933, le gouvernement de Terre-Neuve a été contraint de solliciter l’aide financière de la Grande-Bretagne pour éviter la faillite. Mais un prix devait être payé. En échange de son soutien, le gouvernement britannique exigeait que Terre-Neuve abandonne sa souveraineté. En d’autres termes, la position britannique était claire : nous ne vous aiderons pas financièrement si nous n’avons pas un contrôle sur vos finances.

À partir de 1934, Terre-Neuve n’avait plus de gouvernement élu. Ce n’est qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale que l’économie a commencé à se redresser, avec une forte croissance. Terre-Neuve a retrouvé sa stabilité financière au point de prêter de l’argent à la Grande-Bretagne, plutôt que d’en emprunter. À la fin des années 1940, la question de l’autonomie gouvernementale est devenue un sujet brûlant. La véritable interrogation était de savoir si Terre-Neuve devait conserver son autonomie au sein de l’Empire britannique, ou si elle devait reconsidérer son adhésion à la Confédération canadienne.

Angela Misri – Cela ressemble à une conversation qu’aurait un parent avec son enfant, comme j’ai eue : « Si tu dois vivre dans cette maison…»

Il est évident qu’il y avait une division entre ceux qui étaient pour la Confédération et ceux qui étaient contre cette dernière. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les groupes qui souhaitaient que Terre-Neuve fasse son entrée dans la Confédération et ceux qui ne le souhaitaient pas? Quels étaient leurs arguments respectifs?

Dr. Jeff Webb – Les divisions au sein de la population se manifestaient de plusieurs façons, notamment sur des bases géographiques et religieuses.

Les responsables de l’Église catholique romaine étaient particulièrement sceptiques à l’idée d’adhérer à un Canada majoritairement protestant, notamment en raison de la réputation des orangistes et des tensions avec l’Ontario. Rejoindre une majorité protestante ne leur semblait pas favorable à la pratique du catholicisme romain. De plus, les catholiques irlandais avaient des doutes sur la capacité des catholiques franco-canadiens à être de véritables alliés. Pour ces raisons, de nombreux catholiques romains restaient attachés à l’idée de l’autonomie gouvernementale.

Les divisions géographiques étaient également marquées, notamment dans la péninsule d’Avalon. Les habitants de cette région se sentaient beaucoup plus proches du gouvernement de Terre-Neuve et avaient un sentiment nationaliste beaucoup plus prononcé. Pour eux, l’autonomie gouvernementale semblait être la meilleure option.

À l’inverse, les habitants du Labrador et de la plupart des autres régions de l’île étaient moins influencés par ce nationalisme local. Géographiquement et culturellement éloignés de la ville de Saint John’s, ils étaient plus intéressés par les avantages concrets que l’adhésion au Canada pourrait leur offrir. Le sentiment de « ne pas vendre leur pays » ne résonnait pas aussi fortement chez eux ; ils privilégiaient avant tout les bénéfices pratiques de rejoindre la Confédération.

Angela Misri – Que voulez-vous dire par pratique? Économiquement? Voulez-vous dire la sécurité? L’accès à des fonds?

Dr. Jeff Webb – Je dirais que c’était les deux à la fois. On peut l’envisager sous deux angles. D’une part, on pourrait penser que le gouvernement de Terre-Neuve serait plus en sécurité en faisant partie du Canada, plutôt qu’en restant isolé avec un autre niveau de gouvernement qui pourrait l’aider en cas de difficultés budgétaires.

Mais c’était aussi une question très personnelle pour beaucoup. Après la Seconde Guerre mondiale, tant le Canada que la Grande-Bretagne ont mis en place des programmes d’État-providence. Pour de nombreux Terre-Neuviens, cela signifiait des allocations familiales, des pensions de vieillesse, et d’autres formes de soutien, qui offraient un filet de sécurité essentiel pour les familles. Ces promesses de sécurité étaient extrêmement intéressantes.

Lorsque l’on parle de gouvernement responsable, l’une des options sur le bulletin de vote était de maintenir le modèle de gouvernement responsable tel qu’il existait en 1933. Mais que se passait-il en 1933? La Grande Dépression frappait de plein fouet. Les gens ne voulaient pas revenir à ce type de pauvreté ni à la vulnérabilité qu’ils avaient endurée pendant cette période. Ainsi, cela a renforcé les arguments des partisans de la Confédération, qui mettaient de l’avant les avantages concrets et instantanés de rejoindre le Canada.

En revanche, les défenseurs de l’autonomie ont adopté un slogan fort : « Ne vendez pas votre pays ! » Ils se sont appuyés sur des messages nationalistes, sur un appel à la fierté nationale. Mais le nationalisme est une idéologie qui devient beaucoup plus facile à défendre lorsque l’on n’est pas confronté à la faim. Quand l’estomac est vide, ces appels à l’identité nationale peuvent vite paraître abstraits, voire déconnectés de la réalité.

Angela Misri – Croyez-vous que l’aversion à la Confédération soit présente encore aujourd’hui chez certains Terre-Neuviens?

Dr. Jeff Webb – Une aversion à la Confédération? Non. De la déception envers Ottawa? Absolument que oui. Je crois qu’on la retrouve chez plusieurs autres provinces canadiennes et, ce, à plusieurs niveaux.

La déception est palpable en ce qui a trait au fait que le gouvernement fédéral n’ait pas soutenu Terre-Neuve dans le développement du projet hydroélectrique de Churchill Falls, d’autant plus que le Québec en tire profit année après année. Nous n’en tirons aucun profit. Ils sont déçus de la manière dont les ressources halieutiques en mer ont été gérées. Cela a conduit au moratoire sur la pêche à la morue de 1992. Il arrive souvent que les Terre-Neuviens soient déçus. Il est très rare d’entendre les Terre-Neuviens dire: « Oh, eh bien, nous ferions mieux si nous n’avions pas rejoint le Canada. » Ou bien « Nous devrions quitter le Canada.»

L’analogie avec le Brexit en est une excellente. Je crois qu’il faudrait être téméraire pour dire « Oh oui, nous voulons aller de l’avant seul.» Vous savez, notre économie de 500 000 personnes repose entièrement sur le commerce international et tout ce qu’on consomme est importé de l’extérieur. De quitter une entité qui a un plus grand poids dans la balance de négociation, cela ne me semble pas très réaliste.

Angela Misri – Je suis originaire de l’Alberta et je peux dire qu’il y a des Albertains qui aimeraient voir leur province se séparer du pays. Certains Terre-Neuviens ont une théorie selon laquelle le vote lors du référendum de 1948 a été truqué, que les Terre-Neuviens n’ont pas vraiment pu être impliqués dans le processus et que des preuves ont été dissimulées. Pouvez-vous m’en dire plus sur cette théorie et sur votre opinion à ce sujet en tant qu’expert de l’histoire de Terre-Neuve?

Dr. Jeff Webb – Dans les années 1940, vous savez, on soupçonnait la Grande-Bretagne et le Canada de souhaiter que les Terre-Neuviens choisissent de s’unir au Canada. Il s’avère que c’est exact. Tant le gouvernement britannique que le gouvernement canadien étaient convaincus que la meilleure solution pour eux, ainsi que pour les habitants de Terre-Neuve, était d’intégrer le Canada. C’est pourquoi les deux gouvernements ont agi en coulisses pour maximiser les chances que les Terre-Neuviens votent en faveur de cette option. L’idée que cette démarche puisse être considérée comme antidémocratique me semble plutôt absurde. En effet, les Terre-Neuviens bénéficiaient du droit de vote universel : hommes et femmes, adultes de tout âge, avaient le droit de participer aux élections.

Les conditions de l’union avaient été négociées entre la convention nationale à Ottawa. Puis, elles ont été rendues publiques avec les émissions de radio. Ainsi, les citoyens étaient parfaitement informés des enjeux de leur vote et disposaient de toutes les informations nécessaires pour prendre leur décision. L’idée qu’il y aurait eu quelque chose d’anormal dans ce vote est totalement infondée. Non seulement il n’existe aucune preuve d’irrégularités, mais personne n’a demandé de recomptage des voix.

Quiconque en 1948, avec la loi, s’ils pensaient qu’ils soupçonnaient quelque chose, avec les urnes qui ont été manipulées ou avec un décompte inexact, n’avait qu’à se présenter au magistrat et demander un recomptage. Mais personne ne le faisait. Dans les années 1950, personne ne parlait du fait qu’il y aurait pu y avoir quelque chose qui ne tourne pas rond avec le référendum. Personne dans les années 1960. Ce n’est qu’à l’avènement des années 1980 et 1990 qu’on a commencé à entendre des gens dire «Oh, vous savez, le référendum a été truqué, vous savez, les résultats ont été inversés…» et des choses dans le genre.

Ainsi, je pense que la croyance envers cette théorie du complot nous en apprend plus sur les gens d’aujourd’hui plutôt que sur ceux vivant dans les années 1940.

Angela Misri – Supposons que le vote ne se soit pas déroulé avec l’issue qu’on connait aujourd’hui et que Terre-Neuve-et-Labrador ne soit pas devenue la 10e province canadienne en 1949. Qu’est-ce qui serait différent aujourd’hui, selon vous?

Dr. Jeff Webb – En fait, ce que nous évoquons ici est ce que les historiens appellent une question contre-factuelle. Nous ne pouvons jamais en être sûrs, car les événements auraient suivi un cours différent. À mon avis, on pourrait imaginer qu’une élection pour un gouvernement responsable aurait eu lieu en 1949. La majorité des habitants de la péninsule d’Avalon auraient probablement voté pour un parti favorable à la Confédération, tandis que ceux de la presqu’île d’Avalon se seraient prononcés pour un parti opposé à celle-ci. Cependant, compte tenu de la répartition géographique des sièges, un parti pro-Confédération aurait sans doute remporté ces premières élections de 1949. Ce parti se serait alors rendu à Ottawa en demandant : « Nous souhaiterions maintenant négocier une union entre Terre-Neuve et le Canada ». Il est probable que Terre-Neuve soit devenue une province du Canada entre 1950 et 1951. À mon avis, ce scénario aurait été tout à fait plausible.

De plus, l’économie se portait encore bien à la fin des années 1940. Toutefois, dans les années 1950, face à la hausse des prix des ressources naturelles, le chômage aurait sans doute été beaucoup plus élevé et les finances de l’État mises à rude épreuve. Le désir de rejoindre le Canada aurait alors été encore plus fort.

Si vous me permettez une remarque supplémentaire : certaines des personnes qui ont voté en faveur du gouvernement responsable en 1948 n’étaient pas nécessairement opposées à l’union avec le Canada. Ce qu’elles désapprouvaient, c’était la manière dont les décisions étaient prises en coulisses. Ce qu’elles auraient souhaité, c’était que Terre-Neuve puisse élire son propre gouvernement, puis que deux gouvernements élus négocient la confédération, plutôt qu’un groupe autoproclamé de la convention nationale se rendant à Ottawa pour négocier l’union.

Angela Misri – C’est une précision intéressante. En regardant vers l’avenir, que souhaitez-vous que les futures générations de Terre-Neuviens et de Labradoriens se souviennent et retiennent de la Confédération et de l’identité culturelle de cette province?

Dr. Jeff Webb – L’un des points que j’essaie d’expliquer à mes étudiants est que rien n’est inévitable. En réalité, dans les années 1860, la majorité des habitants de ce qui est devenu le Canada étaient soit ambivalents, soit hostiles à l’idée de la Confédération. Le Nouveau-Brunswick est la seule province à avoir organisé un vote sur la question, et le parti en faveur de la Confédération a perdu. En Nouvelle-Écosse, il n’y a même pas eu d’élections à ce sujet. Le premier gouvernement élu était un gouvernement qui militait pour l’abrogation de la Confédération.

Vous savez, il n’y a rien d’inévitable dans tout cela. Les gens prennent des décisions en fonction des informations dont ils disposent au moment de choisir, en cherchant ce qu’ils estiment être le mieux pour eux. Aujourd’hui, mes intérêts professionnels se concentrent sur le nationalisme des Terre-Neuviens, leur sentiment d’identité et leur conviction d’avoir leur propre pays. Je m’intéresse aussi à la manière dont cela a influencé leur perception du fait de faire désormais partie du Canada en tant que province. C’est ainsi que, dans les années 1970 et 1980, et même encore aujourd’hui, on a vu se manifester un véritable renouveau culturel parmi ceux qui se disaient : « Nous ne sommes plus une colonie autonome, mais l’Empire britannique est désormais une entité autonome au sein du Canada. Toutefois, nous pouvons toujours être fiers de notre culture, de notre patrimoine, de notre histoire, et de ce qui fait de nous ce que nous sommes… »

Angela Misri – Merci beaucoup, Jeff.

Dr. Jeff Webb – Merci, cela m’a fait grandement plaisir. Prenez soin de vous. Au revoir.

Angela Misri – Merci d’avoir écouté Voyages dans l’histoire canadienne. Ce balado est financé par le gouvernement du Canada et est créé par The Walrus Lab. Cet épisode a été produit par Jasmine Rach a été édité par Nathara Imenes. Amanda Cupido est la productrice exécutive.

Pour en apprendre plus sur des moments-clés de l’histoire canadienne ou pour lire les transcriptions en français et en anglais, visitez thewalrus.ca/CanadianHeritage. Il y a aussi une version en français de ce balado, soit Voyages dans l’histoire canadienne. Si vous êtes bilingue et que vous souhaitez en savoir plus, retrouvez-nous sur votre plateforme d’écoute de balados préférée.

[Houra, sous nos yeux de natifs, Terre-Neuve. Aucun étranger ne prendra un pouce de ses rivages. Son visage se tourne vers la Grande-Bretagne, son dos vers le Golfe. Approche à tes risques et périls, loup canadien. Ô braves Terre-Neuviens qui naviguent la mer salée. Avec des cœurs comme ceux des aigles. Si audacieux et libres. Le moment est arrivé. Quand vous représenterez tout ce que j’aurai à raconter. Si la Confédération doit l’emporter.” [/su_column]
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