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Crayons, pixels et protection : Un siècle de droit d’auteur au Canada

La Loi canadienne sur le droit d’auteur, adoptée en 1924, a jeté les bases d’un siècle de protection de la créativité au Canada. Mais 100 ans plus tard, cette législation est-elle encore adaptée aux réalités d’aujourd’hui? Comment une loi vieille d’un siècle peut-elle répondre aux défis posés par des innovations comme l’intelligence artificielle? Cet épisode explore l’histoire fascinante de cette loi, son évolution et les défis urgents qu’elle doit relever face aux technologies modernes. L’auteure canadienne Heather O’Neill exprime ses préoccupations concernant la réappropriation de son œuvre par l’IA sans son consentement et réfléchit au lien indissociable entre l’art et son créateur. Myra Tawfik, professeure à l’Université de Windsor et experte en droit d’auteur, nous plonge dans le passé tout en tentant d’imaginer l’avenir du droit d’auteur pour les créateurs canadiens.

Listen to the episode:


Angela Misri – Aujourd’hui, nous revisitons l’un de moments phares dans l’histoire créative du Canada, c’était il y a plus de 100 ans. Nous oublions parfois la Loi sur le droit d’auteur. Toutes les phrases des livres de votre étagère, tous les personnages que vous voyez à la télévision, sont tous protégés par le droit d’auteur. Il a une influence bien plus grande sur nos vies au quotidien que nous pouvons nous l’imaginer. Il agit comme le gardien des droits des créateurs en s’assurant que la musique, les mots et les images que nous aimons sont respectés et payés à leur juste valeur.

Bienvenue dans la troisième saison de Voyages dans l’histoire canadienne, un balado qui célèbre les moments-clés de l’histoire de notre pays. Ce balado est financé par le gouvernement du Canada et créé par The Walrus Lab. Je m’appelle Angela Misri.

Cet épisode souligne le 100e anniversaire de la Loi canadienne sur le droit d’auteur. L’essence du droit d’auteur est de donner le pouvoir aux créateurs afin qu’ils puissent contrôler comment leur œuvre est utilisée et partagée. Cela signifie que la mélodie d’un auteur musical ou que les mots d’un auteur ne peuvent être copiés ou vendus sans leur permission. Du moins, c’était l’idée à l’origine de cette loi en 1924. Alors qu’on célèbre le centenaire du droit d’auteur au Canada, son rôle demeure tout aussi important pour notre culture et notre créativité.

Imaginez aujourd’hui que l’intelligence artificielle soit capable de puiser dans l’ensemble de l’oeuvre d’un auteur sans sa permission, sans compensation ni reconnaissance. C’est un problème auquel les auteurs sont confrontés puisque leurs mots sont récoltés par l’IA. Cela soulève des questions que les législateurs de 1924 n’auraient jamais pu deviner.
Heather O’Neill – L’IA ne peut créer de l’art. Donc, même en volant, je ne peux pas croire qu’il sera un jour capable de créer un roman qui se tient. Car, pour moi, l’art et l’artiste sont inséparables.

Angela Misri – Voici Heather O’Neill, une autrice et une poète canadienne. Son premier roman, Lullabies for Little Criminals [en français La ballade de Baby] a gagné le Canada Reads en 2007 et a été finaliste au Giller Prize. En 2024, elle a de nouveau remporté le prix Canada Reads, cette fois, en tant que championne pour The Future de Catherine Leroux. Elle est la seule personne à avoir gagné à la fois en tant qu’autrice et en tant que candidate.

Heather O’Neill – L’art, en particulier les romans demeurent pertinents dans le contexte où ils s’inscrivent, dans le vécu de l’auteur, qui donne sa voix à une certaine communauté. Vous savez, c’est un peu comme le modernisme et les marques sur les statues. J’adore les textes qui portent les marques laissées par l’auteur et, en particulier, ses défauts. Donc, je crois que nous aimons l’art parce qu’elle est créée par des humains et je ne crois pas qu’en tant qu’humain nous serons prêt un jour à accepter l’art généré par l’IA.

Angela Misri – Heather publie des livres depuis presque 20 ans maintenant, constatant tous les changements qui ont marqué les écrivains et les créateurs au Canada.

Heather O’Neill – On peut observer des changements parmi les jeunes et les personnes qui ne s’intéressent plus aux mots ni à l’écriture. Ces compétences sont en train de disparaître. Autrefois, l’écriture faisait partie de notre quotidien : nous écrivions des lettres, nous tenions des journaux intimes ou des carnets de bord. C’était une pratique à la fois méditative, un moyen d’explorer ses idées, mais aussi de transmettre son savoir et son histoire à ses descendants. Aujourd’hui, tout cela disparait. La technologie, avec l’intelligence artificielle, semble vouloir prendre en charge cette fonction en disant : « Laissez-nous nous occuper de l’écriture ». Et cela se produit dans de nombreux domaines.

Dans la littérature, le roman demeure la forme par excellence de l’art littéraire, celle qui incarne l’idée même de la littérature, une fois qu’il est écrit. C’est pourquoi j’ai l’impression que l’IA ne pourra jamais véritablement s’emparer de cette forme. Certes, quelqu’un pourrait l’utiliser, y apposer son nom, mais pourquoi le ferait-on? Personnellement, je n’y ai jamais trouvé de satisfaction.

Angela Misri – Heather sait que la plupart de ses romans, sinon tous, sont utilisés pour entraîner l’IA sans son consentement. Comment le sait-elle? En fait, une base de données publiée par The Atlantic, en 2023, permet à quiconque de savoir si ses œuvres figurent sur la liste des 183 000 livres qui ont été utilisés sans autorisation pour entraîner des systèmes d’IA générative par des entreprises telles que OpenAI, Meta, Bloomberg et plusieurs autres, malheureusement.

Heather O’Neill – Les auteurs ont été indignés, découvrant les noms qui avaient été publiés. Je n’ai pas donné mon nom parce que je ne voulais pas savoir. Puis, une personne de The Walrus m’a demandé si je savais que mes livres avaient été utilisés. Et je me suis dit « oh non », car quand je pense à l’IA, je pense à l’homme, à la machine de guerre, à cette sorte de corps qui mange tout.

Angela Misri – Heather explique qu’elle a eu l’impression qu’on l’avait volé, non seulement de ses mots, mais aussi de ses expériences de vie et des luttes qui ont façonné ses mots.

Heather O’Neill – J’ai développé mon style d’écriture lorsque j’étais une enfant de la rue, rejetée. Cette voix qui m’habitait me prouverait en quelque sorte que j’avais un sens et me donnerait une place dans le monde. C’est ainsi que je l’ai peaufinée tous les jours jusqu’à ce que je puisse enfin lui donner vie dans Lullabies for Little Criminals (La ballade de Baby ). La souffrance et le plaisir ont façonné ce petit livre. Je cherchais une porte de sortie de toute cette expérience de vie impénétrable. Mais, ensuite, l’IA s’est emparée de ce livre et a trouvé la méthodologie qui était derrière et a été capable de le reproduire pour le vendre à d’autres personnes. Ma première réaction a été de me sentir insultée, c’était comme si on m’avait volée. Mais, ensuite, en prenant du recul, j’ai eu l’impression que l’on ne respectait pas la littérature et son essence et que l’on essayait presque de la détruire.

Angela Misri – Heather n’est pas la seule à se sentir ainsi. En tant qu’autrice et journaliste, je le ressens aussi. Les créateurs du monde entier doivent composer avec cette nouvelle force qui n’est soumise à aucune loi ou frontière pour l’arrêter de voler, ce que plusieurs ont mis toute une vie à créer, en la réduisant à une formule qui n’est toujours pas la bonne, selon Heather.

Heather O’Neill – Lorsque j’ai su que mes livres étaient utilisés, je me suis dit « eh bien, puis-je demander à l’IA qu’elle écrive mon prochain roman? IA, peux-tu écrire le prochain roman de Heather O’Neill ?»

Je me disais que ça ne fonctionnerait pas. J’ai essayé avec un échantillon de mon roman afin de voir ce qu’elle me proposerait comme histoire et ça ne le faisait pas du tout. Elle n’a pas réussi à dégager le style ou la façon dont je dépeins les choses. Seule l’intuition humaine est capable de créer une image avec les mots, de se dire que si je présente une idée comme celle-ci, le lecteur la trouvera provocante, étrange et un peu surréaliste, même si elle est réaliste. Et l’IA n’a pas réussi à le comprendre. Même si elle s’était entraînée sur toutes les structures de mes phrases, elle n’arrivait pas à comprendre ma façon d’écrire. Alors, je me suis dit, ha ha!

Angela Misri – Nous l’avons aussi essayée. Lorsque nous avons demandé à OpenAI d’écrire une courte histoire en utilisant le style de Heather O’Neill, il nous a produit quelque chose qui s’appelle Le carrousel des choses calmes. Mais comme beaucoup d’autres choses, l’IA a créé un texte. Il y a quelque chose qui cloche. N’importe quel admirateur de l’écriture de Heather aurait rapidement décelé que ce texte n’avait pas été écrit par elle.

Heather O’Neill – Vous ne pourriez jamais lire un roman du moment que vous savez qu’il a été écrit par l’IA parce qu’il manque de sens. De la même manière, vous ne pourriez jamais aimer l’IA parce qu’elle ne le fera pas en retour. Dans le futur, l’IA ripostera et argumentera à ce sujet, j’en suis certaine. Et, vous savez, peut-être que je serai toujours là et qui sait à quelle vitesse cela se développera. Et peut-être que dans 10 ans, ces déclarations feront l’objet de procès pour crimes contre les robots à intelligence artificielle.

Angela Misri – En parlant du futur, Heather prédit que l’existence et la menace de l’IA aboutiront à davantage de créativité et d’excentricité humaine.

Heather O’Neill – Lorsque les caméras ont été inventées, les peintres ont eu pour première réaction de se dire : « Oh, quel sera notre but maintenant que les caméras captent tout avec plus de précisions et de vraisemblance? » Puis, les artistes ont commencé à les décomposer et à créer le modernisme, le cubisme et toutes sortes d’abstractions. Je pense qu’il y a un potentiel pour l’écriture maintenant aussi. Je crois qu’il serait amusant ou avec toute forme d’art. J’ai l’intuition que nous devons être plus présents dans le monde artistique. Nous avons besoin de plus de théâtre et de choses étranges. L’art doit prendre forme et se retrouver dans des endroits où l’IA et les ordinateurs ne peuvent nous trouver.

Angela Misri – J’espère réellement que des ajouts se feront au niveau de la Loi sur le droit d’auteur dans l’avenir afin de protéger les créateurs tels que Heather.
Présentement, il n’existe aucune structure à laquelle ces entreprises peuvent rendre des comptes. En 2023, un article de CBC soulevait que la Writers’ Union of Canada envisageait d’intenter un recours collectif, mais Heather affirme que ce n’est plus le cas à ce jour.

Heather O’Neill – Ils ont tenté de bâtir un cas, mais ils m’ont écrit par courriel pour me dire qu’ils l’abandonnaient. Je ne connais pas exactement la raison de l’abandon, mais j’imagine que c’est impossible de se battre en cour contre des gens qui ont des moyens inépuisables.

Angela Misri – Et alors que l’IA menace les droits, les revenus, les contrats de licences, Heather croit qu’elle ne nous pourra jamais menacer et ne remplacera jamais l’expérience humaine.

Heather O’Neill – C’est ce qui est amusant d’écrire lorsqu’on est jeune, c’est ce chemin sinueux que vous devez traverser et où vous trouvez enfin votre propre voix. Vous trouvez votre propre ton. C’est purement humain et ça vous apporte un grand sentiment d’accomplissement dans la pratique de votre art. Nous sommes toujours des humains. Bien que l’écriture semble un acte plutôt solitaire que nous faisons avec un ordinateur, nous avons besoin d’autres êtres humains, vous savez, pour lire nos textes, pour recevoir des commentaires, pour joindre des groupes d’écrivains, pour réviser nos textes les uns avec les autres, ou pour faire vos petits magazines et vos publications. Cela doit se faire dans le vrai monde.

Angela Misri – La Loi sur le droit d’auteur n’a pas évolué très rapidement à travers l’histoire. La première révision majeure à cette loi n’a pas été faite avant 1988, plus de 60 ans après avoir été adoptée. Donc, avec la technologie qui évolue à toute vitesse, il n’est pas très surprenant que la Loi sur le droit d’auteur ne couvre pas l’usage du contenu des créateurs pour entraîner les algorithmes de l’intelligence artificielle (IA).

S’il y a quelque chose que l’histoire nous a bien appris, c’est que nos lois évoluent en réponse à l’évolution de notre société. Lorsque la Loi sur le droit d’auteur a été adoptée en 1924, nous venions tout juste de nous défaire de l’emprise des Britanniques, tout en développant notre propre identité. Ainsi, la Loi sur le droit d’auteur a constitué une étape cruciale dans ce processus, en favorisant l’émergence d’une industrie créative propre à notre pays où les auteurs, les musiciens et les artistes locaux pouvaient enfin prospérer.

Donc, en 1924, lorsque l’industrie de l’impression constituait l’industrie des médias, comment est-ce que les lois entourant le droit d’auteur ont façonné les débuts de la culture canadienne? Qui contrôlait les créateurs canadiens? De quelle façon des lois qui ont été décidées il y a plus de 100 ans affectent aujourd’hui la création et la publication de nos précieuses créations?

Pour comprendre le contexte actuel, nous devons commencer par le début. Notre prochaine invitée, professeure Myra Tawfik nous aidera à le comprendre. Elle est une professeure éminente de l’université de Windsor et l’autrice de For the Encouragement of Learning : The Origins of Canadian Copyright Law. C’est une solide experte en matière de droit d’auteur, dont les recherches ont été citées par la Cour suprême du Canada. Elle nous racontera l’histoire méconnue de la Loi canadienne sur le droit d’auteur. Bonjour, Myra.

Myra Tawfik – Bon matin.

Angela Misri – Remettez-nous en contexte de l’année 1924. Quel était le portrait de l’industrie avant la Loi sur le droit d’auteur? Pourquoi est-ce que la Loi sur le droit d’auteur était un sujet chaud pour les créateurs, mais aussi pour tous les Canadiens?

Myra Tawfik – C’est une question complexe et importante. Permettez-moi d’abord de vous rappeler que les prémices du concept de droit d’auteur remontent à environ un siècle avant l’adoption de la première loi canadienne. Ce phénomène a commencé à une époque où le Québec, l’Ontario et d’autres provinces faisaient encore partie des colonies britanniques, avant la Confédération. Jusqu’en 1924, pendant près d’un siècle, le droit d’auteur s’est développé en Amérique du Nord britannique, et ce, même après la Confédération en 1867. Ce qui est remarquable, et qui fait que nous sommes aujourd’hui dans la centième année de cette époque, c’est qu’en 1924, un changement radical s’est opéré dans notre manière de considérer le droit d’auteur, une transformation qui a permis de l’intégrer dans un système totalement différent, propre au 20e siècle.

Au 19e siècle, le Canada – d’abord sous forme de colonies, puis en tant que premières provinces et, enfin, en tant que pays – a adopté un modèle proche de celui des États-Unis en matière de droit d’auteur. À cette époque, nous nous alignions sur les pratiques des pays en développement, principalement l’Amérique du Nord. Puis, en 1924, alors que nous étions encore une colonie britannique, le Canada a adopté le système britannique en matière de droit d’auteur, en reprenant le texte de loi britannique sur le sujet. Avant cela, comme je l’ai mentionné, nous suivions la philosophie américaine du droit d’auteur, qui différait quelque peu de celle des Britanniques. Cette adoption marquait donc une nouvelle ère dans la législation canadienne en matière de droit d’auteur.

Pour répondre à votre question concernant les médias, il faut comprendre qu’en 1924, le Canada a dû adapter sa législation en raison de deux facteurs majeurs qui se sont manifestés à la fin du 19e siècle, en particulier pour les imprimeurs et les éditeurs. À l’époque, l’industrie de l’édition représentait les médias de masse, et c’est en grande partie grâce à l’imprimerie que le droit d’auteur s’est développé.

Les éditeurs pouvaient imprimer des œuvres d’auteurs canadiens au Canada, mais les lois britanniques limitaient leur capacité à réimprimer des œuvres d’auteurs britanniques, américains ou étrangers. Ce blocage était dû aux relations politiques complexes entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, ainsi qu’au fait que le Canada était encore une colonie soumise à la législation britannique. Cette situation rendait difficile le développement de l’industrie de l’édition, car le marché était trop petit et peu d’auteurs canadiens existaient, la majorité étant spécialisés dans la fiction ou dans des ouvrages pédagogiques. Pour que l’industrie se développe, les éditeurs avaient besoin de plus de contenu, mais ils n’étaient pas en mesure de produire suffisamment d’œuvres canadiennes.

Ainsi, vers la fin du 19e siècle, des groupes de pression puissants, représentant les intérêts des éditeurs, ont commencé à faire entendre leur voix auprès du Parlement. Ils ont insisté sur le fait que si le gouvernement ne prenait pas de mesures pour favoriser leur industrie, celle-ci ne pourrait pas se développer, et, par conséquent, les voix canadiennes seraient étouffées. Il s’agissait d’un problème récurrent, celui de la pérennité des industries culturelles nationales dans un monde globalisé. Ces éditeurs ont donc fait appel au Parlement.

Simultanément, des groupes d’auteurs canadiens, de plus en plus organisés, ont commencé à faire pression eux aussi. Ils ont demandé des mesures de protection accrues, soulignant que la situation internationale était défavorable à leurs intérêts : leurs œuvres étaient rarement publiées, leur public était limité, leurs créations étaient souvent copiées à l’étranger. Le droit d’auteur était, pour eux, un droit fondamental du créateur, destiné à protéger leurs œuvres contre la piraterie et l’exploitation non autorisée.

Ces deux groupes de pression – éditeurs et auteurs – ont donc uni leurs forces pour convaincre le Parlement de réformer la législation. Le résultat fut l’adoption de la Loi sur le droit d’auteur de 1924, qui visait à avancer l’idée d’un droit du créateur, à l’image de ce qui existait déjà en Europe, tout en préservant les intérêts des éditeurs.

Dans cette réforme, une disposition importante concernant les licences obligatoires a été introduite. L’argument était que personne ne voulait publier au Canada, car le marché était trop restreint. Les auteurs britanniques ne s’intéressaient pas au marché canadien, et les auteurs américains y étaient peu enclins également.
Angela Misri – Cette réalité ne me semble pas si éloignée de celle d’aujourd’hui.

Myra Tawfik – Ce ne l’est pas. C’est ce que je veux dire. Je trouve que le passé ressemble drôlement à notre situation. C’est notre géographie. En effet, un problème complexe de notre pays est que notre marché est trop petit. Les éditeurs se disaient que s’ils ne disposaient pas d’un corpus durable d’œuvres à réimprimer ou à produire, nous ne pourrions pas nous développer. Et s’ils ne pouvaient pas se développer, ils ne pourraient pas produire de contenu canadien. La Loi sur le droit d’auteur de 1924 comprenait donc une disposition stipulant que si les auteurs canadiens ou les auteurs qui ne sont pas membres d’un traité international, essentiellement les auteurs américains.

Pour les besoins de la discussion, si les auteurs canadiens et les auteurs américains ne publiaient pas une édition canadienne de leurs livres, les éditeurs canadiens pouvaient appliquer auprès des autorités pour publier, avec la permission des autorités canadiennes, en payant une redevance au détenteur étranger des droits d’auteur ou à l’auteur canadien qui choisissait de publier aux États-Unis, par exemple. Ainsi, cela a donné du travail aux éditeurs canadiens. C’était un compromis en raison de la petite taille du marché canadien, de la présence d’un marché voisin de très grande taille, et d’une influence politique beaucoup plus grande au niveau international.

Angela Misri – Je ne suis pas surprise que le Québec ait été un pionnier en la matière. Je suis curieuse de vous entendre à ce sujet. Il semble que le Québec soit souvent le pionnier dans la protection des droits des créateurs. Est-ce seulement une intuition ou est-ce vraiment le cas?

Myra Tawfik – Je suis d’accord avec vous. Je veux dire, je crois que c’est le cas en réalité. Évidemment, le simple fait d’être entouré d’une culture anglophone et de contenus anglophones a poussé le Québec à développer des mécanismes pour préserver sa langue et sa littérature.

Angela Misri – Ouais.
Myra Tawfik – Un fait intéressant est qu’alors que le Québec était un leader en la matière, ce n’était pas en raison des droits d’auteur, c’était pour protéger ce que nous appelons les utilisateurs du droit d’auteur. En fait, il s’agissait de faire progresser l’éducation publique. Elle devait encourager l’apprentissage. Elle devait promouvoir un système d’éducation publique en donnant des incitatifs pour la production de livres scolaires.
Angela Misri – Oh, intéressant.

Myra Tawfik – Et vous avez raison. Je crois qu’au fil du temps, le type de droit d’auteur a toujours été lié à ceci. C’était la même chose au Canada anglais, faute d’une meilleure façon de le décrire, une politique à deux volets qui consistait essentiellement à encourager l’éducation, donc la publication d’ouvrages didactiques, tout en faisant la promotion de l’identité culturelle. Et donc, je perçois cette idée derrière les moyens entrepris pour tenter de préserver nos industries culturelles, une sorte de protectionnisme. Mais je ne trouve pas ça négatif, mais, depuis deux siècles, plusieurs mesures ont été mises en place pour tenter de protéger nos industries culturelles.

Angela Misri – Ouais, nous n’étions pas les seuls à le faire. En ce sens ma famille était originaire de l’Inde et la législation sur le droit d’auteur favorisait ce qui était britannique et protégeait peu les auteurs indiens.

Myra Tawfik – Non.

Angela Misri – Donc, si vous avez la conviction que votre culture est unique, ce que le Québec croit, ce que l’Inde croyait à l’époque, il est plus facile de trouver les arguments et de rallier les gens autour de votre cause. C’est mon hypothèse. Mais encore une fois, je n’ai pas étudié le sujet.

Myra Tawfik – Ouais. Non, je crois que c’est juste.

Angela Misri – Donc, le Dominion du Canada a été créé en 1867. Mais, comme nous l’avons abordé de précédents épisodes, la Grande-Bretagne a conservé certains niveaux de contrôle des années plus tard. Ainsi, est-ce que la Loi canadienne sur le droit d’auteur était une idée des Britanniques ou qui étaient les parties prenantes? On en parlait un peu en 1924.

Myra Tawfik – La loi de 1924 était, en réalité, une reproduction fidèle de la Loi britannique sur le droit d’auteur de 1911. Cette loi visait à aligner le Canada sur les exigences du principal traité international en vigueur à l’époque. Le Royaume-Uni avait pris part à la négociation de ce que l’on appelait alors, et que l’on appelle encore aujourd’hui, la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques. Les pays souhaitant adhérer à cette convention devaient se conformer à certaines normes, et le Parlement britannique a choisi d’appliquer ces obligations en adoptant la loi de 1911 sur le droit d’auteur. En signant la Convention de Berne, il l’a fait en son nom et au nom de toutes ses colonies.

Les dominions, comme le Canada, avaient la possibilité de signer la convention en leur propre nom ou de s’en retirer. Toutefois, de fortes pressions politiques ont été exercées pour que le Canada y adhère. Nous nous sommes retrouvés au cœur d’un débat. D’un côté, certains parlementaires estimaient qu’il n’était pas dans notre intérêt de signer le traité, car ils pensaient que nous ne serions tout simplement pas compétitifs dans ce cadre international. Selon eux, nous devrions protéger nos propres intérêts, et la convention ne favoriserait pas notre développement. De l’autre côté, d’autres soutenaient que nous devrions faire partie de cette première grande initiative internationale. Ils affirmaient : « Nous voulons participer aux discussions les plus récentes sur le droit d’auteur. Nous sommes une société moderne et progressiste, et nous voulons figurer parmi les pays qui façonnent ce domaine. »

Finalement, le Canada a signé la Convention de Berne. Toutefois, nous avons su négocier une dérogation favorable pour nous dans le cadre de cet accord. Cette dérogation portait sur la disposition relative aux licences obligatoires, que j’ai mentionnée précédemment. Comme vous le savez, la Convention de Berne visait à garantir aux créateurs le plus grand contrôle possible sur la production et la diffusion de leurs œuvres. Cependant, la licence obligatoire, en autorisant l’impression et la publication sans l’autorisation préalable du créateur, allait à l’encontre de ce principe de contrôle.

Angela Misri – D’accord. Je comprends. Nous nous sommes fortement inspirés sur le droit d’auteur américain et, ensuite, sur le droit d’auteur britannique. Comment avons-nous évolué depuis 1924, cette époque des législations américaines et britanniques sur le droit d’auteur?

Myra Tawfik – Eh bien, c’est parce que le système de traités internationaux nous restreint. Donc, la plupart des lois sur le droit d’auteur à travers le monde se ressemblent. Ceux qui ont émergé de la tradition britannique sur le droit d’auteur, incluant les Américains, auront des similitudes. Donc, il s’agit beaucoup de l’orientation et de l’interprétation que les nations en font. Vous avez parlé du paradigme du droit d’auteur. On touche à trois groupes d’intérêts en même temps. D’un côté, vous avez les créateurs, l’industrie et, finalement, les utilisateurs. Au 19e siècle, il s’agissait des élèves et des apprenants. Maintenant, on retrouve plutôt un large amalgame de personnes qui souhaitent pouvoir utiliser et avoir accès aux œuvres protégées par le droit d’auteur sans toutefois devoir obtenir la permission des créateurs ou des détenteurs des droits d’auteurs, le tout dans le but de faire avancer les politiques publiques.

Donc, nous avons avancé l’idée du droit des utilisateurs ou les droits de l’utilisateur dans notre système de droit d’auteur qui nous positionne dans un spectre beaucoup plus permissif et similaire aux Américains. Actuellement, le système du droit d’auteur du Canada est plus centré sur l’utilisateur que sur le créateur, l’éditeur ou l’industrie. Cela évolue au fil du temps en fonction de l’émergence de nouvelles technologies. Par exemple, selon moi, l’IA va changer drastiquement notre approche avec le droit d’auteur parce qu’elle bouleverse toute la politique des droits d’auteur et son histoire, dans un sens. Je veux dire qu’elle bouleverse totalement cette histoire.

Angela Misri – Eh bien, ouais. Tout l’apprentissage fait par l’IA est presque entièrement basé sur des œuvres protégées par le droit d’auteur. Si vous considérez les médias sociaux comme un droit d’auteur, n’est-ce pas?

Myra Tawfik – Ouais, ouais. Absolument.

Angela Misri – Vous parlez un peu de l’histoire oubliée du droit d’auteur canadien. Pouvez-vous nous en parler un peu plus? Pourquoi accorde-t-on moins d’importance à cette histoire et qu’est-ce qu’elle signifie pour nous aujourd’hui?

Myra Tawfik – Je vous remercie de poser cette question, car j’ai consacré près de la moitié de ma carrière à explorer les archives du 19e siècle pour comprendre ce qu’a été ce « siècle perdu ». J’ai récemment publié un livre à ce sujet, où je raconte cette histoire en détail. Toutefois, dans le domaine de l’enseignement juridique, lorsque l’on parle de droit d’auteur, c’est toujours en référence à la loi de 1924 et à tout ce qui s’est passé par la suite.

Cela se comprend, car les avocats ont tendance à se concentrer sur les lois en vigueur plutôt que sur les événements historiques qui, sur le plan légal, peuvent sembler déconnectés. Mais en fouillant dans l’histoire du 19e siècle, on découvre une histoire fascinante qui prend racine dans les colonies britanniques d’Amérique du Nord. Avant la Confédération, ces colonies ont réfléchi de manière approfondie à leur politique en matière de droit d’auteur, en étudiant divers modèles et en recevant des demandes d’aide auprès de leur législature. Tout a commencé avec des pétitionnaires, principalement des auteurs de manuels scolaires, qui ont présenté une demande en expliquant qu’ils ne pouvaient pas assumer le coût de l’impression. Sans livres, ils ne pouvaient pas enseigner efficacement; une seule copie manuscrite ne suffisait pas pour instruire toute une classe.

L’histoire qui mène à la loi de 1924 est bien plus riche et complexe que ce que l’on pourrait imaginer. Mon livre cherche en partie à rétablir certains des événements qui se sont déroulés au cours de cette période cruciale. Tout dépend du contexte. La loi de 1924 ne s’est pas imposée du jour au lendemain. Elle doit être comprise dans le cadre plus large de la Convention de Berne, à une époque où la Grande-Bretagne nous pressait de la signer. Sans cette adhésion, nous aurions été perçus comme une nation isolée, voire en marge.

Notre système de droit d’auteur est le résultat d’un siècle de débats et de luttes autour du concept même de ce droit, notamment en tant que colonie britannique, prise dans le conflit sur le droit d’auteur qui opposait les Américains et les Britanniques pendant une grande partie du 19e siècle. Le Canada a donc été un acteur dans ce conflit. En résumé, je perçois les impacts de ce passé lointain dans ce que nous faisons aujourd’hui, et dans ce qui a conduit à l’adoption de la loi de 1924.

Angela Misri – Ouais. Cela ressemble beaucoup à la lutte que nous menons avec l’IA où nous nous demandons ce qui se passe, à ce moment où on se regarde tous autour de la table et qu’on se demande ce qui se passe. Où on se demande que devons-nous faire?

Donc, ouais, ça se construit avec le temps. Comme mentionné par Heather O’Neill les créateurs canadiens manquent d’encadrement pour rendre les compagnies responsables de l’usage de leur œuvre sans permission. Est-ce que des changements plus modernes seront apportés à la loi bientôt? Pouvons-nous tirer des leçons de la période avant l’adoption de la loi afin de mieux répondre aux défis d’aujourd’hui?

Myra Tawfik – Une des choses les plus surprenantes concernant le droit d’auteur est sa capacité à s’adapter à travers les siècles, en réponse à l’évolution des technologies. Comme je l’ai mentionné plus tôt, il a vu le jour avec l’avènement de la presse écrite. Puis, avec l’essor de la radio et de la télévision au début du 20e siècle, le droit d’auteur a su s’ajuster. Il en a été de même avec l’invention de l’ordinateur et l’arrivée d’Internet dans nos vies.

Ce système a montré une grande résilience et a su traverser les époques. Mais je me demande s’il sera capable de s’adapter de la même manière à l’IA. Le système législatif a toujours été lent à réagir aux changements technologiques, et bien que des initiatives législatives émergent, elles le font à un rythme bien trop lent.

Cependant, bien que l’IA soit une technologie profondément transformative, je ne pense pas que le véritable défi réside dans le fait qu’elle doive reproduire des œuvres protégées par le droit d’auteur pour fonctionner. Nous pouvons gérer cet aspect. Le vrai problème se pose lorsque la créativité est entièrement générée par l’IA. À ce moment-là, l’idée même du droit d’auteur est remise en cause.

L’objectif du droit d’auteur est de fournir des incitations à la création humaine. C’est un système conçu pour encourager les individus à produire des œuvres. Il repose sur l’idée qu’en offrant à un auteur un droit exclusif sur son œuvre pendant une période déterminée (généralement 70 ans), on lui permet de contrôler la manière dont son œuvre est utilisée et diffusée. Cela donne également aux industries la sécurité nécessaire pour continuer à produire et à diffuser des contenus. En fin de compte, tout cela sert l’intérêt public.

Mais si l’on retire l’humain de l’équation, qu’en est-il des « intérêts » des machines? Dans ce cas, pourquoi accorder une durée de protection de 70 ans, et à qui ? Cette question remet en question le fondement même du système du droit d’auteur tel que nous le connaissons.

Angela Misri – Mais est-ce que ça devient un peu comme Disney? Disney est une entité qui détient ses histoires. Les humains ne détiennent pas les histoires. Disney détient les histoires. Est-ce que l’IA ne deviendrait pas la même chose? L’IA a créé quelque chose qu’elle protégera dorénavant.

Myra Tawfik – Eh bien, nous avons toujours attribué le droit d’auteur à un auteur humain. Même si c’est la société qui détient les droits d’auteur, le créateur a toujours été un être humain.

Angela Misri – Dans le cas de Disney, est-ce véridique? Est-ce que l’histoire de Cendrillon appartient à un humain ou est-ce qu’elle appartient à Disney?

Myra Tawfik – Non, elle appartient bien à Disney. Mais elle n’a pas été créée par l’entreprise. C’était un humain, un employé, par exemple.

Angela Misri – N’est-ce pas l’argument utilisé pour l’IA? Cela signifie que l’IA est l’entreprise dans ce cas. Quelqu’un a créé le texte au départ qui a été utilisé par l’IA après. C’est de la façon dont je l’imagine. Si on n’emprunte pas la méthode de Terminator, je crois que l’IA détiendra des droits d’auteur sur tout.

Myra Tawfik – Eh bien, je peux dire qu’il y a un gros débat sur si on devait le faire ou non.

Angela Misri – Ouais.

Myra Tawfik – Vous avez raison. Elle apprend à partir des œuvres protégées par le droit d’auteur que des milliers d’humains ont créées. Mais disons qu’à partir de ces dernières, il génère lui-même quelque chose de nouveau.

Angela Misri – Je dirais entre guillemets, original. Ouais.

Myra Tawfik – Cette IA devrait-elle être celle qui détient le droit d’auteur sur cette peinture?

Angela Misri – Je crois que ce sera le cas pour l’IA et pour l’entreprise. C’est ce que je prédis comme créateur et en tant que producteur, elle deviendra l’un de mes compétiteurs, tout comme les réseaux sociaux ou tout autre logiciel du web. L’IA devient la détentrice de ses créations. Ensuite, l’IA débattra sur l’authenticité de ses créations avec les autres.

Myra Tawfik – Elle devient la détentrice des droits. Mais est-elle la créatrice?

Angela Misri – Cette question est difficile.

Myra Tawfik – C’est l’une des distinctions qu’on en fait dans la Loi sur le droit d’auteur. Le créateur d’une œuvre est un être humain. Il peut être détenu par une entreprise ou par une machine. Cela signifie que le droit d’auteur peut être détenu par un non-humain, comme une entreprise. La question est philosophique en soi.

Angela Misri – C’est le cas, oui!

Myra Tawfik – C’est la même logique plus ou moins quand vient le temps d’accorder le droit d’auteur à un être humain par rapport à une peinture générée par une machine. Il s’agit de savoir si cela signifie que cette peinture ne devrait pas être protégée. Mais devrions-nous accorder une très longue période de protection, comme la durée d’une vie ou 70 ans? Le même système basé sur l’incitation peut ne pas s’appliquer lorsqu’il s’agit d’une œuvre originale créée par une machine plutôt que par un être humain. La question de la propriété est donc différente, mais nous avons toujours supposé que l’auteur d’une œuvre était un être humain.

Angela Misri – C’est intéressant. C’est tellement intéressant. C’est incroyable. Mon cerveau me fait mal. Mais…

Myra Tawfik – Ça l’est vraiment. Non, c’est ce que je veux dire. Je crois que l’IA est une expérience complètement transformatrice.

Angela Misri – Je suis totalement d’accord.

Angela Misri – Merci beaucoup pour votre présence!

Myra Tawfik – Merci à vous.

Angela Misri – Merci d’avoir écouté Voyages dans l’histoire canadienne. Ce balado est financé par le gouvernement du Canada et est créé par The Walrus Lab. Cet épisode a été produit par Jasmine Rach et a été édité par Nathara Imenes. Amanda Cupido est la productrice exécutive.

Pour en apprendre plus sur des moments-clés de l’histoire canadienne ou pour lire les transcriptions en français et en anglais, visitez thewalrus.ca/CanadianHeritage. Il y a aussi une version en français de ce balado, soit Voyages dans l’histoire canadienne. Si vous êtes bilingue et que vous souhaitez en savoir plus, retrouvez-nous sur votre plateforme d’écoute de balados préférée.

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