L orsque le téléphone a sonné, par une journée d’automne en 2016, Tamara Thermitus, 51 ans, ne se cherchait pas un nouveau poste. À l’emploi du ministère de la Justice canadienne, elle s’était bâti une solide réputation à l’échelle nationale en tant qu’avocate dotée d’une indéniable fibre morale et d’un rare talent pour le consensus. Elle avait joué un rôle déterminant dans la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens de 2006, le plus important recours collectif de l’histoire canadienne. Elle avait piloté l’équipe ayant participé à la négociation du mandat de la Commission de vérité et réconciliation qui, de 2008 à 2015, avait documenté les torts infligés par le gouvernement fédéral aux populations autochtones au Canada. Enfin, en 2011, elle avait reçu le Mérite du Barreau du Québec pour son travail contre la discrimination et les inégalités.
Au bout du fil se trouvait l’assistante de Me Thermitus. Grande nouvelle : André Fortier, fonctionnaire responsable de pourvoir les postes de la haute fonction publique dans la province, voulait lui faire savoir qu’on envisageait sa candidature pour diriger la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec. Créée en 1976 pour s’assurer que les lois provinciales respectent la Charte des droits et libertés du Québec, la Commission enquête sur des centaines d’allégations de discrimination, de harcèlement et d’exploitation chaque année. Elle régule les relations entre employeurs et employés, se dresse contre les préjugés religieux, et punit les actes de racisme. Mais la Commission est aussi fondamentalement imparfaite, et d’une manière difficile à ignorer : son personnel est, depuis sa création, presque exclusivement blanc. L’arrivée de Tamara Thermitus changerait ça. Si elle acceptait la nomination, elle serait la première femme noire à diriger l’institution en 40 ans d’existence.
L’époque semblait sourire aux relations raciales au Québec. Quelques mois plus tôt, le 10 août 2016, l’aile jeunesse du Parti libéral du Québec avait demandé une commission d’enquête publique sur le racisme systémique qui sévissait dans la province. « Il existe au Québec des situations de disparités vis-à-vis les Québécois issus de la diversité qui ne peuvent plus durer », affirmaient les jeunes libéraux, dont les propos ont été rapportés par La Presse. Philippe Couillard, alors premier ministre, s’était même dit ouvert à la proposition.
Pour Tamara Thermitus, qui avait consacré sa carrière de juriste à exposer les mécanismes de normalisation de l’oppression au sein des politiques et des lois, diriger la Commission représentait une occasion inédite de mettre au jour les expériences de toute personne aux prises avec la discrimination dans la province, dont les personnes noires, autochtones et des personnes handicapé. « J’ai vu le poste comme une occasion de continuer le travail que j’avais entamé ailleurs, » m’a-t-elle confié. « J’ai un intérêt pour les questions de justice sociale, car peu de gens ont le luxe d’y réfléchir. »
Son unique inquiétude : elle n’avait jamais chapeauté quoi que ce soit d’aussi gros que la Commission qui, en 2017, comptait un effectif d’environ 150 personnes et un budget annuel frôlant les 15 millions de dollars. Elle se souvient qu’André Fortier lui avait dit de ne pas s’inquiéter. Camil Picard, le président par intérim de la Commission, veillerait à ce que la transition se fasse en douceur.
Quelques mois plus tard, la nouvelle de sa nomination imminente se propageait. « Une candidate parfaite », a déclaré Stéphanie Vallée, alors ministre de la Justice, en décembre 2016. Le 7 février 2017, la nomination de Tamara Thermitus est approuvée à l’unanimité par l’Assemblée nationale. Dans un communiqué de presse, la Commission a salué « ses engagements pour contrer la discrimination et le racisme. » Le premier ministre Couillard a quant à lui déclaré que sa nomination envoyait « un signal fort sur la place que doivent occuper les personnes issues de la diversité dans notre société » et que le Québec était assez grand pour tout le monde.
Cette affirmation, il en retourne, ne s’appliquait pas exactement à tout le monde. Quelques mois après avoir intégré ses fonctions le 20 février, Tamara Thermitus, déjà ostracisée par la plupart de ses employés et devant composer avec des fuites dans La Presse au sujet de « l’atmosphère de suspicion et de terreur » qu’elle avait créée à la Commission, faisait l’objet d’une enquête du Protecteur du citoyen, l’organisme indépendant qui veille à l’intégrité de la fonction publique. L’agitation suscitée par son style de gestion, tant dans les couloirs de la Commission qu’à l’extérieur, s’est poursuivie pendant un an et demi jusqu’au 29 novembre 2018, date où Tamara Thermitus, face à la menace d’une destitution par l’Assemblée nationale qui avait perdu confiance en elle, remette sa démission. Le rapport du Protecteur du citoyen n’a jamais été rendu public. Cependant, au cours d’une conférence de presse le jour de l’annonce, Marie Rinfret, alors à la tête du bureau du Protecteur du citoyen, a déclaré que Me Thermitus était responsable de « manquements graves aux normes d’éthique et déontologiques. » Véronique Hivon, alors porte-parole du Parti québécois en matière de justice, a très favorablement accueilli la nouvelle, déclarant au Soleil : « J’ai envie de dire aujourd’hui aux employés, à toute l’équipe de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse, qu’enfin la page va pouvoir être tournée sur ce mauvais chapitre de l’histoire de la CDPDJ. »
Si l’on en croit le consensus politique et journalistique au Québec, Me Thermitus, loin d’être la candidate idéale, se révélait être une mauvaise patronne, une intimidatrice qui avait créé un environnement de travail toxique pour ses employés. L’avocate a contesté ce récit et qualifié le rapport du Protecteur de « biaisé et bâclé ». Dès son premier jour de travail, m’a-t-elle confié, elle a fait face à une campagne de salissage fondée sur son genre et sa couleur de peau. Cette campagne, qui visait selon elle à lui nuire et à la discréditer à chaque occasion, s’est intensifiée à mesure qu’elle essayait de mettre en place les réformes dont la Commission avait grandement besoin. Selon François Laberge, son adjoint à la Commission, la machine à rumeurs s’est emballée dès la confirmation de sa nomination. Les employés d’expérience disaient qu’elle était imbue d’elle-même, beaucoup trop ambitieuse, et trop concentrée sur les questions raciales. « Il y avait plein de gens qui, avant même de la rencontrer, avaient déjà l’image de la femme noire en colère qui n’a pas les compétences », m’a-t-il confié.
Quatre ans après sa démission forcée à titre de présidente de la Commission, Tamara Thermitus n’a toujours pas raconté sa version des faits. Son récit est celui d’une dirigeante embauchée en tant qu’héroïne et chassée comme une sorcière. C’est aussi le récit d’un organisme qui semble avoir trahi ses principes les plus fondamentaux de droiture et de justice en assujettissant sa première présidente noire au racisme qu’il était supposé éliminer.
Tamara Thermitus a grandi à Sept-Îles, une ville d’environ 28 000 habitants sur la Côte-Nord, où elle a déménagé à l’âge de 2 ans depuis son Haïti natale. Ses parents, fuyant le régime autocratique de François Duvalier, dit « Papa Doc », sont arrivés dans la province en 1965 en passant par le Maroc et le Tchad. Son père, Gérard Thermitus, enseignait les mathématiques au secondaire, tandis que sa mère, Marie-Lilia Delaquis, s’occupait d’élever Tamara et ses deux sœurs. « On vivait dans un cinq et demi, nous étions trois dans la même chambre, et il nous fallait absolument obtenir un diplôme universitaire. Ce n’était pas négociable. Mon père n’était pas féministe en pratique, mais avec nous il l’était », a raconté l’avocate.
À dix-neuf ans, elle a quitté Sept-Îles pour l’Université d’Ottawa, où elle a obtenu un diplôme de droit en 1987. En 1993, après un passage au siège social de l’Agence du revenu à Québec, elle a travaillé comme avocate en litige civil au gouvernement fédéral. En 2003, elle est nommée chef de cabinet du sous-ministre responsable de s’attaquer aux répercussions des pensionnats autochtones, un système d’éducation marqué par les mauvais traitements et financé par le gouvernement canadien dans le but d’assimiler les enfants autochtones.
L’année suivante, elle a représenté le gouvernement dans les négociations avec les groupes autochtones concernant les réparations pour les dommages infligés à des générations d’élèves dans les pensionnats—une tâche pour le moins difficile. L’avocate a impressionné ses homologues de l’autre côté de la table de négociation. « Ce que Tamara apportait, c’était son expérience vécue. Elle pouvait comprendre ce que les survivants avaient enduré. Pas les agressions sexuelles, mais l’abus psychologique et le racisme », m’a confié Phil Fontaine, ancien chef national de l’Assemblée des Premières Nations ayant joué un rôle crucial dans la négociation d’une entente d’indemnisation de 2 milliards de dollars. « Ce degré de compréhension était complémentaire à notre pensée, à notre perspective, et à l’approche que nous voulions prendre dans le processus de négociation. »
C’est le type de compliments qui a attiré la Commission—des éloges qui soulignaient une carrière consacrée à lutter contre les inégalités avec empathie et compassion. Ces qualités faisaient aussi de Tamara Thermitus une bonne candidate pour un organisme qui, depuis sa fondation, avait enquêté sur certains des moments les plus controversés de l’histoire sociale du Québec. Dans les années 1980, la Commission s’était notamment penchée sur des cas liés à la brutalité policière, aux droits des minorités religieuses, à l’âgisme, aux droits linguistiques, au profilage racial au sein des forces policières montréalaises, et au manque de personnel féminin à la STM. En 1992, la Commission avait organisé des conférences pour promouvoir le mois de l’histoire des Noirs et en discuter. Trois ans plus tard, elle décidait que les écoles publiques ne pouvaient pas empêcher les enseignantes de porter le voile en classe.
Malgré cela, les lacunes de la Commission étaient bien connues. En 1988, les avocates Andrée Côté et Lucie Lemonde ont publié une étude portant sur 174 causes impliquant entre autres de la discrimination raciale ou de genre et du harcèlement sexuel. Elles avaient découvert que seulement 4,5 % des causes ayant fait l’objet d’une enquête par la Commission avaient mené à une victoire de la partie plaignante. La Commission, concluaient Me Côté et Me Lemonde, appliquait une définition si étroite de la discrimination qu’elle restreignait non seulement le nombre de causes qu’elle pouvait accepter, mais freinait aussi sa capacité à les gagner. Les avocates remettaient également en question la qualité et l’impartialité des procédures d’enquête de la Commission. « Porter plainte à la Commission », ont écrit les avocates, « c’est porter un coup d’épée dans l’eau. »
Me Thermitus a trouvé les vestiges de cette même torpeur presque trois décennies plus tard. La Commission était toujours criblée de problèmes de gouvernance. Ce qui troublait particulièrement l’avocate, c’était la façon dont les postes de gestion très prisés, assortis d’une augmentation salariale substantielle de 30 000 $, semblaient être distribués comme des faveurs aux employés cumulant de l’ancienneté. À ce moment, la Commission comptait cinq gestionnaires de ce type, qu’on appelait cadres juridiques. Or, selon la juriste, seulement deux de ces postes étaient véritablement nécessaires. Elle n’était d’ailleurs pas la seule à faire cette observation. Un rapport sur la Commission, commandé par la ministre de la Justice et publié en 2018, a révélé que l’on confiait souvent ces promotions à des personnes qui « manquent de compétences ».
Ce copinage, selon Tamara Thermitus, alimentait une culture de négligence et d’absence d’imputabilité qui empêchait les employés de bien faire leur travail. Sans compter que cette pratique exacerbait, selon elle, les délais prolongés qui plombaient le traitement des dossiers à la Commission. Au fil des ans, le Centre de recherche-action sur les relations raciales (CRARR), un organisme luttant pour les droits civiques à Montréal, a maintes fois critiqué le rythme à pas de tortue de la Commission. Après avoir évalué la plainte d’un citoyen ou d’une citoyenne, la Commission met en place un processus de médiation entre les parties. Si la médiation échoue, la Commission révise la plainte et, si celle-ci est fondée, propose une pénalité, qui peut comprendre une compensation financière. Depuis 1990, la Commission s’est souvent tournée vers le Tribunal des droits de la personne, un organe judiciaire indépendant, pour trancher une cause.
Dans certains cas, a avancé le CRARR, la Commission a pris jusqu’à 10 mois pour confirmer la validité d’une requête, si bien que de nombreuses victimes ont dû attendre des années avant qu’un jugement soit rendu. En 2009, un adolescent nommé Victor Whyte a porté plainte contre le corps policier montréalais pour profilage racial, suivant un incident où l’agent, en le tirant de force d’un autobus, avait déchiré son chandail et arraché sa boucle d’oreille. Selon la Montreal Gazette, la Commission aurait ordonné au SPVM et à l’un de ses agents de payer 17 000 $ en dommages en 2017, soit huit ans après les faits.
Le Tribunal a à maintes reprises critiqué la Commission pour son « manque flagrant de diligence » causant des délais « intrinsèquement excessifs » qui, à leur tour, peuvent mener au rejet des requêtes. En 2020, le Tribunal a reçu le mandat de se prononcer sur une intervention policière ayant eu lieu en 2009 pour une plainte relative au bruit, à l’issue de laquelle des agents avaient pointé leur arme sur un Jamaïcain, en plus de l’asperger de gaz poivré et de lui administrer des décharges de pistolet Taser. Cependant, parce qu’une décennie s’était écoulée depuis l’incident, le Tribunal avait jugé que l’affaire était maintenant trop compromise pour procéder; les souvenirs de la police n’étaient plus fiables et les preuves physiques avaient été détruites. « Il faut noter que la Commission a traité ce dossier avec une lenteur inacceptable », pouvait-on lire dans la décision, « au détriment non seulement des plaignants et des défendeurs, mais aussi au détriment d’une société qui a tout intérêt à ce que les causes impliquant les droits de la personne obtiennent diligemment la décision d’un tribunal ».
Peu après être devenue présidente, Me Thermitus a demandé une enquête externe sur l’équipe de gestion sous sa direction; environ dix personnes. Cette enquête, effectuée par le consultant stratégique Jean-Pierre Hotte et livrée en mai 2017, a confirmé le pire. On y décrivait l’administration comme étant « sclérosée », manquant d’efficacité et ayant besoin d’une refonte organisationnelle. Les employés ont déclaré à M. Hotte que le travail « en silos » les ralentissait et qu’ils s’inquiétaient d’une « perte de crédibilité » résultant des longs délais de traitement des demandes. Il a recommandé la rationalisation des activités de la Commission et un remaniement important des tâches du personnel.
La présidente, déterminée à suivre ces instructions, en a fait part à tous. « Je les ai rappelés à l’ordre », me confie-t-elle aujourd’hui. « Je n’aurais peut-être pas dû, mais on ne m’avait pas dit que mon rôle était de faire la potiche. Si ça avait été le cas, je n’aurais jamais accepté le poste. Ce qui m’intéresse, c’est de faire changer les choses. Partout où je vais, j’instigue le changement. S’ils voulaient quelqu’un qui joue la comédie, qui fait le strict minimum et qui ne défend qu’un rôle symbolique issu de la diversité, je ne suis pas la bonne personne. »
Et, en effet, nombre de ses employés étaient mécontents. Selon les notes de François Laberge documentant le traitement réservé à sa patronne par les employés, les plaintes contre Tamara Thermitus s’empilaient. Ils étaient contrariés qu’elle fasse installer des vases et des tableaux dans son bureau, ou qu’elle demande qu’une revue de presse lui soit envoyée en début de journée. « C’était toujours très insidieux », a affirmé M. Laberge. « Tamara allait de service en service, et les détails de ses réunions voyageaient de l’un à l’autre. “Elle a ri, elle n’a pas ri.” “Elle m’a regardé, elle ne m’a pas regardé” ». (François Laberge a plus tard déposé une plainte pour harcèlement contre la Commission.)
Toujours selon les notes de Laberge, une cadre aurait dit de Tamara Thermitus qu’elle « se prenait pour une autre »; elle s’était également dite contrariée que la présidente cherche à ajouter le suffixe Ad.E., indiquant sa distinction d’avocate émérite, à ses cartes professionnelles. L’employée s’était aussi plainte du fait que Tamara Thermitus avait cité un discours de Michelle Obama, ce qu’elle voyait comme une preuve de son narcissisme. Selon François Laberge, l’employée aurait aussi dit : « On le sait bien, sa priorité sera les Noirs. Ne cherchez pas sur quels sujets vous allez travailler. » Une autre, se remémore-t-il, s’était moquée des « bottes de pute » de la présidente. M. Laberge pense que la résistance à laquelle s’est frappée Me Thermitus était principalement liée à la couleur de sa peau. « Ils auraient préféré qu’elle soit vieille, laide et blanche. »
Selon Tamara Thermitus, l’un des moments les plus révélateur de son mandat à la Commission est survenu peu après son arrivée en 2017, lorsqu’elle a décidé d’organiser une cérémonie de purification par la fumée (“smudging”). Cette pratique autochtone, qui consiste de brûler du cèdre, de la sauge, du foin d’odeur et du tabac, vise à délester les personnes de leurs mauvaises pensées et à purifier les pièces de toute énergie négative. Ces dernières années, le rituel est devenu monnaie courante dans de nombreux établissements et institutions au Canada, comme les hôpitaux, les universités et les forces armées. Elle avait demandé à Dominique Rankin, un chef héréditaire Algonquin, de présider la cérémonie. « C’était un an et demi après les appels à la réconciliation », dit-elle en faisant référence au rapport final de la Commission de vérité et réconciliation. « Nous sommes une commission des droits de la personne. C’est ici que nous devons faire ce genre de choses. La Commission doit donner l’exemple ».
Le plan de Tamara Thermitus, toutefois, ne s’est pas déroulé comme prévu. « À l’interne, on disait que la nouvelle présidente voulait “purifier” les employés avec la cérémonie », dit Laberge. On a envoyé au chroniqueur de La Presse Patrick Lagacé un tuyau selon lequel la présidente voulait organiser, des mots de la source, une « cérémonie religieuse » entre les murs de la Commission, une véritable hérésie séculaire au Québec, où la séparation entre l’Église et l’État est un enjeu presque obsessionnel. Le chroniqueur s’est alors entretenu avec Me Thermitus, qui l’a dirigé vers M. Rankin, une autorité en la matière, afin qu’il soit assuré que la cérémonie serait spirituelle, et non religieuse.
La cérémonie de purification n’a jamais eu lieu. Patrick Lagacé a décidé de ne rien publier à ce propos, en partie parce qu’il pensait « que ça ne ferait que réveiller des sentiments racistes ». Mais l’affaire avait exacerbé les tensions entre la présidente et l’organisme qu’elle dirigeait. Elle avait passé la majeure partie de sa carrière dans la fonction publique fédérale, où la politique canadienne de multiculturalisme et son accent sur les droits des minorités, religieuses et autres, allaient de soi. Les gouvernements québécois s’étant succédé au fil des ans avaient plutôt rejeté cette vision, en grande partie parce qu’ils pensaient qu’elle avait le pouvoir de miner l’identité francophone de la province. C’était l’une des raisons pour lesquelles le Parti québécois, au départ, menaçait de bloquer la nomination de Me Thermitus, une source du parti la critiquant d’être « très pro multiculturalisme ».
Au Québec, on adhère plutôt officiellement à l’« interculturalisme », où l’intégration au sein de la société québécoise passe par une culture francophone partagée. Le concept semblait avoir des alliés à la Commission. En tant que première avocate à avoir soulevé la question du préjugé racial dans la profession juridique au Québec, et ayant travaillé fort pour offrir des formations sur ces enjeux, Tamara Thermitus comprenait comment la discrimination s’inscrivait dans de telles idées, surtout dans le contexte où une femme noire tenait les rênes. « Le racisme n’est pas toujours direct, » m’a-t-elle affirmé. « On ne me voit pas comme quelqu’un qui peut avoir du pouvoir sur les autres. Des personnes noires dirigeant des personnes blanches, c’est une anomalie. »
Le fiasco de la cérémonie de purification a amené Tamara Thermitus à se demander dans quelle mesure la Commission se consacrait réellement à la défense des droits des minorités. Dans ce contexte, il devenait d’autant plus important que l’organisation prenne fermement position contre le racisme systémique. Pour l’avocate, sans avoir pleinement conscience des réalités structurelles du racisme, réalités que nombres d’institutions québécoises ont toujours eu pour mandat de maintenir, la justice raciale était impossible. C’est devenu un autre cheval de bataille à mener à la Commission.
Le 20 juillet 2017, le ministre de l’Immigration du Québec a annoncé que Me Thermitus et la Commission superviseraient des consultations sur le racisme systémique dans la province. À la conférence de presse, l’avocate est arrivée armée de statistiques : les personnes non racisées ont 60 % plus de chances que les personnes racisées d’être convoquées en entretien d’embauche au Québec et le taux de chômage est deux à trois fois plus élevé chez les personnes racisées, peu importe leur parcours scolaire. Elle considérait que ces consultations, qui prévoyaient des audiences publiques, poursuivaient un objectif similaire à celui de la Commission de vérité et réconciliation à laquelle elle avait collaboré en 2006. En effet, il s’agissait d’un processus qui aurait permis aux survivantes et aux survivants d’abus et de discrimination de « s’exprimer librement ».
Pour certaines personnes, l’idée que le Québec puisse être le théâtre du racisme systémique était inconcevable. En effet, depuis au moins cinq ans, le débat politique sur le racisme systémique n’a penché que dans une seule direction : il n’existe pas, du moins pas au Québec. La province a en effet eu de mal à reconnaître que le racisme n’est pas seulement un acte répréhensible isolé, comme lorsqu’un tireur est entré dans le centre culturel islamique de Québec et a tué six hommes, mais l’expression de tendances plus larges dans les pratiques institutionnelles.
Bien que le concept se soit buté à une forte résistance ailleurs, le débat est particulièrement tendu au Québec, où un ressentiment persistant contre la majorité anglophone du pays après des décennies de discrimination a mené à un sentiment tout aussi persistant de victimisation, et à la conviction que victime et agresseur sont des catégories mutuellement exclusives. Par ailleurs, la Commission elle-même n’a encore jamais porté un cas de racisme systémique devant les tribunaux.
Le Parti québécois détestait l’idée d’une consultation dirigée par Me Thermitus et a rapidement accusé le gouvernement de « faire un procès aux Québécois ». Les chroniqueurs du Journal de Montréal ont ajouté leur grain de sel. « Nous nous préparons à une redoutable séance de Québec bashing », écrivait Mathieu Bock-Côté. « Elle aura cela de particulier qu’elle sera commanditée par le gouvernement québécois, qui se retourne ici contre son propre peuple. »
Le 24 juillet, quatre jours après le lancement des consultations et à peine cinq mois après le début de son mandat, Tamara Thermitus a reçu un appel du bureau du Protecteur du citoyen : on entamait une enquête sur elle suivant la réception de plaintes anonymes. On alléguait qu’elle était responsable d’un « cas grave de mauvaise gestion » et de « harcèlement psychologique ». Elle était aussi accusée « d’avoir abusé de son autorité et manqué aux normes d’éthique et de déontologie ».
L’appel a eu l’effet d’un choc, mais en rétrospective, dit-elle, elle n’aurait pas dû être surprise. « J’agissais en toute bonne foi, mais je savais aussi que je travaillais pour une organisation publique où il y avait des problèmes, avec des personnes qui avaient des choses à cacher. »
Tamara Thermitus est ainsi devenue l’un des premiers sujets d’une enquête en vertu de la toute nouvelle loi sur les lanceurs d’alerte du Québec, qui venait d’entrer en vigueur en mai. Adoptée dans la foulée d’une commission d’enquête de plusieurs années sur la fraude institutionnelle dans le secteur de la construction au Québec, la loi visait à protéger les lanceurs d’alerte qui faisaient des allégations de corruption. Le Code du travail de la province prévoyait déjà des recours puissants pour les employés alléguant être victimes de harcèlement. Une enquête sur les dénonciations d’un lanceur d’alerte, toutefois, permettait aux accusateurs et accusatrices de l’avocate de conserver ce qu’un comité de travail leur aurait refusé : leur anonymat.
Les médias québécois, ayant eu vent des plaintes contre Me Thermitus, ont rapidement produit des articles titrant une crise à la Commission et donnant la parole à des employés anonymes décriant « l’atmosphère de suspicion et de terreur » créée par sa présidente. En octobre, avec la Commission engouffrée dans un débat très public sur le mandat de Me Thermitus, le gouvernement a subrepticement remisé son projet de consultation sur le racisme systémique. Le même mois, la présidente partait en arrêt de travail, et Camil Picard—un cadre de la Commission et son « proche collaborateur », selon les mots de Me Thermitus—la remplaçait à titre de président par intérim.
Le départ de Tamara Thermitus n’a guère endigué la controverse sur son leadership qui continuait de faire rage à la Commission. Des mois plus tard, un autre événement a ébranlé les fondements de l’organisation, éclipsant brièvement Me Thermitus des projecteurs et laissant entrevoir l’ampleur des forces agissant contre elle.
Parmi les collègues que Me Thermitus avait rencontrés durant ses premiers mois à la Commission, raconte-t-elle, aucun ne semblait un meilleur allié que Camil Picard. Vétéran du réseau de la protection de la jeunesse de la province avant d’être nommé à la Commission en 2013, il s’était immédiatement placé aux côtés de Me Thermitus en tant que son vice-président. Mis à part quelques moments de malaise—« Mes amis veulent savoir ça fait quoi de travailler pour une femme noire », lui aurait-il dit un jour, il semblait dévoué à l’aider à faire le ménage dans le fouillis bureaucratique de la Commission. (M. Picard nie avoir fait quelque commentaire que ce soit sur l’identité noire de son ancienne patronne.)
En effet, Tamara Thermitus et Camil Picard s’envoyaient sans cesse des messages texte dans les premiers mois de son mandat de présidente. Ces échanges, dont elle m’a montré beaucoup d’exemples, suggéraient une amitié naissante. Ils s’envoyaient d’anciennes photos de vacances; il lui avait demandé quel parfum elle portait. Il avait pris l’habitude de la conduire au travail, lui envoyant un message quand il était à sa porte. Il lui envoyait des souhaits d’anniversaires débordant d’emojis. Professionnellement aussi, les deux étaient inséparables, et ils avaient cosigné le rapport annuel 2016-2017 de la Commission, un geste qu’on voyait rarement. « Nous avions une belle relation, » affirme-t-elle. « Il était mon partenaire, il m’aidait. Il disait qu’il était mon conjoint de travail. C’est ainsi qu’il s’était présenté. »
La lune de miel n’a pas duré longtemps. Les tensions ont commencé en raison de vacances excessives qu’elle le soupçonnait de ne pas consigner correctement. Mais le mariage professionnel s’est rompu pour de bon le 15 mars 2018, lorsqu’un article dans La Presse a révélé que Picard avait fait l’objet d’une enquête policière en 2007 pour l’agression sexuelle présumée d’un jeune de seize ans, Yvan Côté. Dans une déclaration faite à la Sûreté du Québec en mai 2007, M. Côté raconte qu’il faisait de l’autostop à Québec en 1983 quand un homme, au volant d’une Pontiac presque neuve, s’est arrêté à sa hauteur. Il s’est présenté comme étant Camil et lui a offert de le conduire jusqu’à un café du coin. M. Côté lui a dit qu’il cherchait du travail. Camil Picard, alors coordonnateur clinique au Mont d’Youville, à l’époque un centre d’hébergement pour les jeunes en difficulté, lui a répondu qu’il pouvait peut-être l’aider.
Selon la déclaration d’Yvan Côté, Camil Picard l’aurait invité chez lui une semaine plus tard, où il l’a présenté à sa femme. Après avoir mis son bébé au lit, il aurait offert à Yvan de la cocaïne et du vin rouge. « Il m’a fait une fellation et a dit que je devrais lui en faire une. J’étais jeune et naïf, j’ai cédé, » a raconté le jeune à la police. Environ cinq jours plus tard, Camil Picard lui a lancé un coup de fil : Yvan Côté avait décroché l’emploi. Au cours de leur relation. Camil Picard lui a donné de l’argent, un manteau de cuir, une montre, et des billets de ski. Les agressions sexuelles ont continué pendant dix mois, après quoi Yvan Côté a quitté le Mont d’Youville et coupé les ponts avec Camil Picard.
Après avoir reçu la déclaration qu’Yvan Côté avait faite à la Sûreté du Québec, la police a fait son enquête. Selon La Presse, elle est même allée jusqu’à demander à Yvan Côté de porter une caméra cachée à un rendez-vous avec Picard pour obtenir des preuves. Toutefois, le procureur a décidé de ne pas intenter de poursuite. « Je ne comprends toujours pas cette décision », a écrit Yvan Côté au procureur en chef du Québec en janvier 2009. « Je vous demande donc de reconsidérer. » Le procureur a pris sa retraite l’année suivante, et Camil Picard n’a fait l’objet d’aucune accusation. Yvan Côté est décédé en 2012.
Lorsqu’il s’est adressé à La Presse, Camil Picard a non seulement nié les allégations, mais aussi avoir jamais rencontré M. Côté. Toutefois, le journal avait obtenu des documents de la victime alléguée, révélant que M. Picard lui avait payé la somme de 50 000 $ dans le cadre d’un règlement confidentiel à l’amiable en 2010. Dans le règlement qu’il avait signé, Camil Picard rejetait toutes les allégations, même si un document du programme d’indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC) reconnaissait l’abus sexuel subi par Yvan Côté et comprenait le rapport d’un psychologue déclarant qu’il avait « été agressé sexuellement à plusieurs reprises » par un « directeur de centre jeunesse » qui lui « promettait des cadeaux, des vestes et des voyages en échange de faveurs sexuelles. » Au moment de l’enquête de l’IVAC, Camil Picard était directeur général d’un centre jeunesse de Longueuil. Six ans plus tard, en 2013, on le nommait vice-président du mandat jeunesse à la Commission des droits de la personne. (M. Picard nie toujours toutes les allégations contenues dans l’article de La Presse, et même s’il admet avoir signé le règlement, il dit n’avoir déboursé aucune somme d’argent.)
Camil Picard a démissionné le jour de la parution de l’article, laissant Philippe-André Tessier prendre sa place comme président par intérim. Moins d’un mois plus tard, en avril, Richard Janda, professeur à la faculté de droit de l’Université McGill, a reçu un courriel anonyme remettant en doute la façon dont « les hautes instances de l’organisme avaient traité les dossiers jeunesse ». M. Janda était l’un des dix membres à temps partiel à la Commission ayant évalué des plaintes de discrimination portées devant la Commission. Le courriel exacerbait les craintes qu’il avait eues depuis les révélations sur Camil Picard. Richard Janda savait que depuis son arrivée à la Commission en 2013, M. Picard avait servi en tant que vice-président du mandat jeunesse. Cela signifiait qu’un agresseur sexuel présumé était directement responsable de la protection de personnes mineures et qu’il avait de l’influence sur les dossiers que le Commission décidait de défendre ou non. « Une personne visée par de graves allégations d’abus sur un mineur travaillant au sein d’un organisme de protection de la jeunesse, ça soulève l’inquiétude », a dit M. Janda. « Est-il possible que de tels abus se soient reproduits? Et est-il possible que la personne qui est supposée enquêter sur ces abus soit exactement bien placée pour clore ces dossiers? »
En avril 2018, M. Janda a écrit à ses collègues membres de la Commission pour leur demander une enquête indépendante sur les dossiers fermés par la Commission depuis l’embauche de Camil Picard en 2013. Le mois de septembre suivant, le président par intérim M. Tessier a répondu à M. Janda qu’il n’y aurait pas d’enquête, et ce dernier a remis sa démission. (M. Tessier réfute cette version des faits, affirmant plutôt que la Commission avait examiné les dossiers elle-même et n’avait rien trouvé qui justifiait une enquête externe.)
Or, Me Thermitus, qui était encore en arrêt de travail, avait aussi tenté d’obtenir une enquête sur M. Picard. À l’automne 2017, après que leur relation a commencé à s’envenimer, elle avait entendu des rumeurs sur son collègue qu’elle avait transmises à André Fortier, le haut fonctionnaire qui l’avait embauchée. Après la parution de l’article-choc de La Presse sur Camil Picard en mars, elle a affirmé qu’un employé de la Commission lui avait parlé d’autres allégations potentielles d’agression sexuelle sur de jeunes patients commises par M. Picard en 2007 et en 2008, alors qu’il était encore directeur général du centre de protection de la jeunesse de la Montérégie. Selon l’employé, le centre avait commencé une enquête sur Picard, mais on y avait mis fin brusquement et deux personnes y participant avaient été mises à la porte. (M. Picard a décliné tout commentaire à ce sujet.)
Tamara Thermitus a mentionné tous ces détails dans une lettre datée d’avril 2018 à la ministre responsable de la Jeunesse. Elle en a fait une copie pour le président par intérim et les neuf commissaires. Elle a reçu une réponse plus d’un mois plus tard : « le ministère de la Santé et des Services sociaux n’a pas l’autorité pour enquêter sur les faits rapportés. Aussi, nous vous invitons à communiquer avec les autorités compétentes. »
Les révélations sur Camil Picard ont grandement ébranlé l’avocate. Se faire publiquement humilier par une couverture médiatique unilatérale et des plaintes anonymes non confirmées dénonçant sa gestion de la Commission, c’était déjà assez déplaisant. Mais d’apprendre que la Commission avait abrité un potentiel agresseur sexuel pendant des années et lui avait confié des postes nommés et approuvés par le gouvernement provincial, c’était le comble. Autant la police de la Ville de Québec que la Sûreté du Québec étaient au courant du passé de M. Picard, pourtant sa carrière avait progressé. Comment se fait-il qu’on lui eût donné le bénéfice du doute pendant si longtemps? Et pourquoi elle, une avocate décorée cumulant des décennies d’expérience en droits de la personne, n’avait-elle pas eu droit au même traitement?
R apidement, le cycle des actualités s’est de nouveau penché sur le cas de Tamara Thermitus. En automne 2017, quelques mois après sa nomination à la Commission, elle avait écrit à la ministre de la Justice pour demander un « diagnostic organisationnel exhaustif » de l’institution dans son ensemble, un diagnostic qui irait plus loin que celui de M. Hotte.
Le rapport, rédigé par l’ancienne ministre Lise Verreault et se fondant sur des entrevues avec Tamara Thermitus et ses employés, a finalement été présenté à la ministre au printemps 2018, alors que Thermitus était encore en arrêt. Le rapport admettait que la Commission nageait en plein chaos et qu’elle avait un besoin urgent d’être reprise en main, mais critiquait sévèrement la gestion de Me Thermitus. Si on admettait les compétences juridiques de l’avocate, on l’accusait tout de même de « démobiliser le personnel » et de causer « un mécontentement généralisé ».
Quand les conclusions dévastatrices du rapport Verreault sont parvenues aux médias ce printemps-là, le Parti québécois et la Coalition Avenir Québec ont exigé la démission de la présidente. Dans un effort pour défendre sa cause, la juriste a rencontré les enquêteurs du bureau du protecteur du citoyen, qui étaient encore en train d’examiner les plaintes de harcèlement portées contre elle en 2017. Toutefois, Marie Rinfret, alors à la tête du bureau, a omis la majeure partie du témoignage de Me Thermitus dans son rapport final à la ministre de la Justice, livré en novembre 2018. Lorsque les conclusions de ce rapport sur la conduite « répréhensible » de Me Thermitus avec ses employés ont filtré auprès des journalistes de La Presse, l’Assemblée nationale a jugé qu’elle en avait assez entendu et a menacé de la destituer, un mécanisme que l’institution n’avait jamais déployé auparavant. Me Thermitus a remis sa démission dans le mois.
« C’est le dernier épisode d’une saga quand même assez longue pour la Commission », a déclaré le président par intérim de la Commission, Philippe-André Tessier, au Devoir. Mais la saga était loin d’être terminée. Tamara Thermitus poursuit actuellement le Protecteur du citoyen pour un peu plus de 1 million de dollars en dommages. Elle affirme que son enquête a transgressé les règles de justice naturelle, lui causant un préjudice irréparable. L’enquête a tiré ses conclusions et les a communiquées à la ministre de la Justice sans tenir compte du témoignage de Me Thermitus, et sa réponse complète aux allégations ne faisait pas partie du rapport final; elle avait le droit aux deux en vertu de la loi. L’avocate demande une annulation du rapport et des excuses publiques.
Le Protecteur du citoyen a quant à lui déposé une demande d’irrecevabilité, arguant que les affirmations de Thermitus « manquaient de fondement juridique » et pourraient elles-mêmes être considérées comme « abusives ». En juillet 2019, le juge de la Cour supérieure André Prévost a rejeté cette demande, évoquant un « parti pris contre Thermitus » et disant qu’il y avait assez de preuves pour « raisonnablement se questionner sur les motifs » ayant amené le Protecteur du citoyen à envoyer un rapport aussi biaisé à la ministre de la Justice. De même, le juge a souligné que l’on ne pouvait pas passer sous silence les irrégularités soulevées par Me Thermitus, comme le fait que des personnes ayant témoigné contre elle occupaient justement les postes bien payés, mais « injustifiés » qu’elle cherchait à abolir. Parmi les employés de la Commission qui ont ébruité des détails sur Me Thermitus à la presse, le juge Prévost a tout particulièrement mentionné le « témoin 5 ». Bien que l’identité des témoins ne puisse être révélée, le juge a désigné le « témoin 5 » comme étant le président par intérim de la Commission. À ce moment, cette personne était Camil Picard. (M. Picard nie être l’un des témoins, et affirme avoir louangé le travail de Thermitus au Protecteur du citoyen.)
Tamara Thermitus suspecte à présent que, en dépit de son apparente bonhomie, Camil Picard a joué un rôle clé pour miner sa crédibilité dès son entrée en fonction à la Commission. Elle se rappelle ce qu’André Fortier lui avait admis en novembre 2017—des mois après lui avoir assuré que M. Picard était là pour l’aider—que Camil Picard convoitait lui aussi la présidence de l’organisme. (André Fortier ne se rappelle pas cette conversation, et Camil Picard nie avoir eu le poste dans sa mire.) « On m’a bernée et trahie », a-t-elle déclaré. « Le gouvernement m’avait dit que c’était une personne en qui je pouvais avoir confiance, mais ce n’était qu’un jeu pour lui. » Un ancien employé de la Commission, qui a accepté de nous parler à condition de garder l’anonymat, se rappelle avoir rencontré un Camil Picard anxieux et amer dans le bureau du président, quelques jours avant l’arrivée de Me Thermitus. « Je n’arrive pas à croire que je vais me faire diriger par une femme noire », aurait-il dit. (Camil Picard nie avoir prononcé ces paroles.)
« Je pense que le cas de Tamara est un exemple parfait de racisme systémique », a affirmé Alain Babineau. Fort de 28 ans de service à la Gendarmerie royale du Canada, M. Babineau a été conseiller pour le nouveau Bureau de la commissaire à la lutte au racisme et aux discriminations systémiques de la Ville de Montréal en mai 2021. Il est maintenant directeur du profilage racial et de la sécurité publique pour la Coalition rouge, un organisme montréalais de lobbying en droits civiques.
« Je ne pense pas que ces questions sur la nature systémique de la discrimination soient différentes au Québec par rapport au reste du pays, mais la province est probablement dix ans derrière l’Ontario dans sa façon de les traiter », a déclaré Alain Babineau. « Il y a toujours des gens qui vont en vouloir à une personne de couleur qui défend un poste de gestionnaire ou même de superviseur, particulièrement ces temps-ci où l’on fait un effort marqué en matière de diversité et d’inclusion. Et il s’avère qu’elle était la première femme noire de la province à diriger une institution conçue pour protéger les droits des personnes et des communautés vulnérables. »
Dans une chronique publiée en 2020 dans La Presse, Tamara Thermitus a qualifié le déni du racisme systémique par la classe politique québécoise « d’aveuglement volontaire » et a implicitement lié cet aveuglement à son temps à la Commission. « Les injustices doivent être dénoncées », a-t-elle écrit. Deux ans plus tard, en mai 2022, elle a intenté une seconde poursuite, cette fois contre le gouvernement du Québec, demandant un autre montant de 1,8 million de dollars pour la perte d’avantages salariaux et de pension, et pour les menaces de destitution qui l’ont poussée à démissionner. Les deux requêtes seront probablement disputées devant les tribunaux pour de nombreuses années à venir.
Dans sa déclaration, Camil Picard refuse de croire que Me Thermitus a été victime de racisme systémique. « Elle est vraiment dynamique, énergique », m’a-t-il dit. « Le problème, ce n’était pas sa couleur de peau. C’était ses méthodes. » Il s’est aussi dit attristé que « Me Thermitus voit encore la situation avec un esprit de vengeance. Il faut passer à autre chose dans la vie. »
Passer à autre chose est impossible, rétorque l’avocate. Lutter est la seule façon de recouvrir sa réputation. Qu’arrivera-t-il à la prochaine personne qui se trouvera dans une situation similaire? Qu’arrivera-t-il à la prochaine femme noire ou racisée qui se verra confier un poste de direction en période de crise seulement pour sa couleur de peau, et qu’on désignera ensuite comme bouc émissaire lorsqu’elle essaiera réellement de changer les choses? « Quand on ne comprend pas que c’est systémique, on se met la faute sur le dos, on blâme ses incapacités, ses lacunes. Mais une fois qu’on comprend que ça fait partie d’une dynamique sociale, on voit sa vie sous un autre jour. On arrive à vivre un peu mieux. »